Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

A propos de l’analyse des factions en Chine, par Jean-Claude Delaunay

Que Jean-Claude se rassure, même un sociologue fait la différence entre le socialisme et le capitalisme, enfin devrait faire une différence. Max Weber auquel visiblement Alex Payette se réfère connaissait très bien Marx et Durkheim a tenté de différencier socialisme et communisme, même si Raymond Aron a tenté de montrer que la révolution bolchévique conduisait au même type de pouvoir et de société que le capitalisme. Cet approfondissement de Jean-Claude est donc tout à fait pertinent ou devrait l’être pour un sociologue à partir du moment où il revient à une démarche holiste et se rapproche de l’historien. (note de Danielle Bleitrach)

illustration : Lai Xiaomin, patron de la société de gestion d’actifs Huarong, lors de son procès, le 11 août 2020. AP

Alex Payette est, sur la Chine, l’un des spécialistes reconnus par le monde académique. Comme le note Xuan, ce chercheur travaille sur la base d’une problématique un peu courte. Pour Payette, les partis sont des êtres objectifs de même nature, qu’ils appartiennent à un pays capitaliste ou à un pays socialiste, qu’ils fonctionnent dans un pays économiquement développé ou, au contraire, dans un pays économiquement sous développé. Je pense que ce n’est pas correct mais je ne suis pas sociologue et par conséquent je n’en dirai pas davantage.

Cela dit, ce que Xuan cite du journal Le Monde, qui identifie la condamnation à mort puis l’exécution (29/01) de Lai Xiaomin à un règlement de compte entre clans, montre combien ce quotidien, qui a la prétention d’atteindre un niveau élevé d’intellectualité, est en retard par rapport aux travaux académiques. Certes, on peut dire que Payette (et Lin, son co-auteur) n’ont rien compris à la vie politique chinoise. Mais quand même, les dirigeants du Monde devraient faire attention. C’est le moins que l’on puisse dire.

Il me paraît donc intéressant de mettre à la disposition du public francophone un article traitant des «conditions de renouvellement des élites dirigeantes en Chine». Cet article date de 2013 et d’autres travaux ont certainement été publiés depuis. Voici, cependant, quelques remarques, suggérées par sa lecture.

A mon avis, ce texte peut être analysé selon 2 plans :

1) Ce que cet article apporte :

Il y a en France nombre d’intellectuels pour qui la science du socialisme, ce n’est pas ce que l’on voit, mais c’est ce que l’on croit voir à travers le trou de la serrure de son imagination. Par exemple, on observe que Lai Xiaomin, l’homme dont j’ai rappelé le nom ci-dessus, a été condamné à mort et exécuté après avoir, notamment, extorqué 1.8 milliard de Yuans (quelque chose comme 250 à 300 millions de USD). C’était un fonctionnaire et l’un des dirigeants d’une société de gestion immobilière à fonds publics (Hua Rong). Il a été jugé et condamné en fonction de la loi et non par fantaisie.

Mais nous, Français, nous avons évidemment un avis différent. D’abord la corruption ne nous émeut pas du tout. On dirait même que nous sommes épanouis quand nous constatons combien nos dirigeants politiques sont corrompus, combien les gestionnaires de grandes entreprises s’attribuent des retraites mirobolantes et s’en foutent plein les poches. Non seulement cela ne nous émeut pas, mais si nous en faisons la critique, c’est du populisme! Et bien sûr, nous avons notre petite idée sur ce qui se passe vraiment en Chine. Dans ce pays, ce n’est pas la loi qui tranche, ce sont les clans. Évidemment, c’est trop bête, il fallait y penser.

Autre exemple : la lutte contre la corruption au sein du PCC et dans la société, menée par Xi Jinping et son équipe. Pour les Gugongologues, la lutte contre la corruption n’a pas pour but de lutter contre la corruption. Lutter contre la corruption? Non, mais vous plaisantez? C’est une affaire de clans, évidemment. Au fond, ces penseurs bourgeois du socialisme prétendent qu’un pays socialiste est à la fois un pays sans règles et un pays sans politique. Comment peuvent-ils prétendre incarner l’intelligence du monde en étant aussi peu intelligents? Ce sont des Pompéo avec des cornes.

Cela dit, tout le monde n’est pas aussi stupide au sein du monde bourgeois. Comme l’a écrit Marx au détour d’une phrase du Livre III, tout en parlant de Heinrich Storch je crois, il existe une part libre du travail intellectuel. Cela ne veut pas dire que cette part libre soit juste, mais elle est libre de ses déterminations sociologiques. Payette exprime ici au moins, à mon avis, le fait suivant : la Chine a évolué et changé après la mort de Mao Zedong. A supposer qu’on ne l’ait pas compris avant lecture de son texte, il aide à comprendre que, avant le 15ème Congrès, il y a eu lutte politique intense entre fractions du PCC pour l’établissement d’une ligne, mais que, après 1997, une seule ligne s’est appliquée et que, simultanément, le PCC a été unifié. C’est à partir de là que la Chine est devenue la Chine et non pas la somme de la Chine de Shanghai, de la Chine de Beijing, de la Chine du pétrole, de la Chine de Shenzhen, etc. Autrement dit, la Chine s’est renforcée, s’est généralisée, s’est institutionnalisée, s‘est unifiée. Le commentaire introductif de Baran et sa référence à Max Weber me paraissent tout à fait intéressants pour décrire ce processus de rationalisation venant en substitution progressive de ce qu’il appelle «le capital intersubjectif».

2) Ce que cet article ne dit pas :

Un article est aussi intéressant par ce qu’il dit que par ce qu’il ne dit pas. Ma remarque est un peu perverse, car Payette et Lin ont cherché a présenter clairement une certaine analyse. Ils ont fait leur boulot, si je puis dire. Et voilà que moi, lecteur, je prétends qu’ils n’ont pas parlé de ceci et de cela. Ma remarque ne s’adresse donc pas seulement à leur article. Elle a également trait à ce que j’aimerais voir figurer dans une étude du PCC.

A) Payette et Lin ne disent rien du phénomène corruption et de la lutte résolument menée contre elle depuis Xi Jinping. Il est vrai que leur article a été publié en 2013 et que la lutte résolue contre ce fléau social n’a commencé qu’après. Cela dit, cette lutte ajoute implicitement un 3ème critère à ceux de l’âge et de l’expérience mentionnés par les auteurs. Pour être un membre dirigeant du PCC, il est nécessaire de ne pas être corrompu. Cette exigence est d’ailleurs cohérente avec le processus de rationalisation, et donc de généralisation, évoqué ci-dessus. Qui dit fin des factions dit aussi fin de la corruption. La lutte contre la corruption en Chine ne concerne pas seulement le Parti. Elle concerne toute la société, toutes les professions.

B) Un aspect plus classique de l’analyse du PCC et qui, pourtant, n’est pas évoqué dans cet article, est celui de la composition professionnelle et sexuée des élites de cette organisation. Le mouvement actuel de rationalisation ne se prolonge t-il pas par la tendance à renforcer le poids des lettrés dans l’ensemble dirigeant? Est-ce au détriment des prolétaires? Des femmes? Est ce que, à travers le processus actuel, le PCC retrouve les fondements de son histoire mandarinale? Il y aurait, à mon avis, une réflexion à entreprendre sur ce point. Ce n’est d’ailleurs pas simple car les ouvriers chinois sont des ouvriers de fraîche date. Il serait au moins utile de procéder à l’analyse des données, chère à Bourdieu. Mon impression, mais ce serait à vérifier, est que le nombre de femmes est susceptible d’augmenter plus rapidement que le nombre des membres de catégories professionnelles d’exécution. En effet, les femmes chinoises participent du mouvement, général dans cette société, de développement des connaissances et des diplômes. Elles sont donc davantage en situation d’acquérir le degré de haute formation professionnelle requis pour devenir membre de l’élite dirigeante.

C) Ma troisième interrogation a trait au degré de connaissance du marxisme par ces élites. Ce recrutement, qui est fait de plus en plus sur la base de l’expérience, sous-entend-il un degré de nullité à peu près égal à 100% en matière de théorie marxiste? Payette et Lin ne se posent pas la question. On peut comprendre que le critère de la connaissance théorique en sciences sociales ne soit pas l’un des critères du recrutement des élites. Mais ce pourrait être aussi une obligation pour ces nouveaux membres que de recevoir une formation marxiste solide. A ma connaissance, aucune formation du genre de celles qui fonctionnaient quand j’étais jeune, dans le PCF, les échelons suprêmes de la formation étant l’Ecole de Choisy, puis l’Ecole de Moscou, ne semble être prévue en Chine. On comprend que le marxisme ne soit pas un critère de recrutement, mais on pourrait se demander pourquoi le marxisme, après recrutement, n’est pas une obligation de formation. Existe-t-il des substituts? Les auteurs n’abordent absolument pas ce thème.

D) Enfin, cette analyse est une analyse du PCC d’en haut. Mais quid de la masse des membres du Parti, soit 80 millions? Peut-on distinguer plusieurs segments opérationnels au sein du PCC? En centrant l’analyse du PCC sur le sommet (et cela d’ailleurs fait combien de membres?), tout se passe comme si l’on considérait que la grande masse des communistes chinois est composée de gens plutôt opportunistes et de toute façon sans importance. Ce que je crois observer, de manière intuitive et potentiellement erronée en vivant en Chine, est que pour beaucoup, à la base, l’appartenance au PCC est souvent une affaire de convenance. L’implication idéologique est faible. Est-ce que pour autant cette masse est inerte? En vérité ce que je crois voir fonctionner est la réalité suivante. 1) En haut, un groupe relativement peu nombreux (plusieurs milliers ou dizaine de milliers de communistes) et réellement dirigeant. Ce sont eux qui prennent les décisions à l’échelle du Continent Chine et ils sont capables de les prendre en fonction des intérêts populaires parce qu’ils connaissent le peuple, même s’ils ne sont pas élus par lui. 2) En bas, un groupe beaucoup plus nombreux de volontaires. Le volontariat en Chine est une forme vivante. Cette forme contribue à l’éducation civique des jeunes (qui repeignent ou restaurent des bancs publics, qui ramassent des ordures et des sacs plastiques, qui portent des repas, qui aident d’autres enfants à jouer, qui apprennent les règles de la conduite automobile, qui aident les piétons à traverser la rue, ou qui, au contraire, les retiennent, etc…), à la solution des multiples problèmes de la vie, à l’entretien des jardins publics, à l’aide aux personnes âgées, à la lutte contre la pauvreté au niveau micro local. Le PCC m’apparaît donc comme une dualité : un groupe de direction politique et militaire au plus haut niveau et un groupe de fonctionnement concret de la vie ainsi que d’éducation civique dans la masse de la population, à la base. Entre les deux, se tient tout l’ensemble de l’encadrement de la vie professionnelle, des fonctionnaires, des médecins et des infirmiers, des enseignants, des membres de la Compagnie Chinoise du Rail, des pompiers, des policiers, etc… Mais évidemment, tout cela mériterait d’être étudié et testé scientifiquement, à l’aide d’enquêtes appropriées.

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