Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Jack London: comment je suis devenu socialiste

Par l’auteur de Martin Eden et Le talon de fer, une leçon que devraient méditer tous ceux à qui l’individualisme petit bourgeois comme volonté de puissance tient lieu de conception du monde. Comment on passe de cette ignorance de la souffrance des autres au socialisme… (note de Danielle Bleitrach)

Article paru sur MLToday le 5 décembre 2020. Traduction NS pour “Solidarité Internationale PCF / Vivelepcf / Cahiers Communistes”

Nombreux sont ceux qui ont lu “The Call of the Wild” [traduit en français par l’Appel de la forêt] de Jack London (1876-1916) ainsi que ses autres œuvres classiques, mais peu d’entre eux ont su ses réelles convictions politiques qu’il a exprimé notamment dans : “Comment je suis devenu socialiste” (1905).

Il est juste de dire que je suis devenu socialiste de la même manière que les païens teutons sont devenus chrétiens – cela m’est tombé dessus. Non seulement je n’aspirais pas au socialisme au moment de ma conversion, mais je le combattais. J’étais très jeune et naïf, je ne savais pas grand-chose, et même si je n’avais jamais entendu parler d’une école appelée «individualisme», je chantais à la gloire du fort de tout mon cœur.

C’est parce que j’étais fort moi-même. Par fort, je veux dire que j’avais une bonne santé et de bons muscles, deux qualités qui peuvent facilement s’expliquer. J’ai passé mon enfance dans des ranchs californiens, mon adolescence à vendre des journaux dans les rues d’une ville opulente de l’Ouest et ma jeunesse sur les eaux chargées d’ozone de la baie de San Francisco et de l’océan Pacifique.

J’aimais la vie en plein air et je trimais en plein air, exerçant les travaux les plus difficiles. N’apprenant aucun métier mais passant de l’un à l’autre, j’observais le monde et le trouvais bon, en chacun de ses recoins. Laissez-moi le répéter, cet optimisme provenait du simple fait que j’étais fort et bien portant, jamais gêné par des douleurs ni des faiblesses d’aucune sorte, je n’ai jamais été mis de côté par le patron en raison de mon manque d’allure, j’ai toujours pu trouver à m’employer pour pelleter du charbon, embarquer en mer, ou réaliser toutes sortes de travail manuel.

En raison de tout cela, exalté par ma jeunesse et capable de me débrouiller au travail ou dans les bastons, j’étais un parfait individualiste. C’était très naturel. J’étais un gagnant. C’est pour cette raison que j’appelais ce jeu, tel que je le voyais ou pensais le voir joué, un jeu d’HOMMES. Être un HOMME était inscrit en lettres capitales sur mon cœur. S’aventurer comme un homme, se battre comme un homme, faire un travail d’homme (même pour la paye d’un garçon) – c’était des choses qui me touchaient et me saisissaient comme nulle autre chose ne l’aurait pu.

Et je voyais l’avenir comme de longues perspectives brumeuses d’un futur interminable dans lequel, en jouant ce que je concevais comme le jeu de l’HOMME, je continuerais à voyager avec une santé infaillible, sans accidents, et avec des muscles toujours aussi vigoureux. Comme je l’ai dit, ce futur était interminable. Je ne pouvais me voir que mordant la vie à pleine dents de manière insatiable, comme l’une des bêtes blondes de Nietzsche [NdT: figure du surhomme dans Zarathoustra], vagabondant et conquérant par la supériorité et la force pure.

Quant aux malheureux, aux malades, aux invalides, aux vieux et aux mutilés, je dois avouer que je n’y pensais guère, sauf que je sentais vaguement qu’ils pouvaient être, sauf accidents, aussi bons que moi s’ils le voulaient vraiment et pouvaient travailler aussi bien. Les accidents ? Eh bien, ils représentaient le DESTIN, également épelé en lettres capitales, et il n’y avait pas moyen de contourner le DESTIN. Napoléon avait eu un accident à Waterloo, mais cela ne m’empêchait pas de vouloir devenir un nouveau Napoléon. Ensuite, l’optimisme nourri d’un estomac qui pouvait digérer la ferraille et d’un corps qui s’épanouissait dans la souffrance ne me permettait même pas de considérer que les accidents aient quoi que ce soit à voir avec ma personnalité glorieuse.

J’espère avoir été clair sur le fait que j’étais fier de compter parmi les nobles forces de la Nature. La dignité du travail était pour moi la chose la plus impressionnante au monde. Sans avoir lu Carlyle, ou Kipling, j’avais formulé un évangile du travail qui avait relégué le leur aux oubliettes. Le travail était tout. C’était la sanctification et le salut. La fierté que je tirais d’une dure journée de travail vous serait inconcevable. Cela m’est presque inconcevable quand j’y repense. J’étais le salarié esclave le plus fidèle qu’un capitaliste ait jamais exploité. Me dérober ou insulter l’homme qui payait mon salaire était un péché, d’abord contre moi, et ensuite contre lui. Je considérais cela comme un crime aussi grave que la trahison dépassait en gravité.

Bref, mon individualisme joyeux était dominé par l’éthique bourgeoise orthodoxe. Je lisais les journaux bourgeois, écoutais les prêcheurs bourgeois et j’acclamais les platitudes sonores des politiciens bourgeois. Si d’autres événements n’avaient pas changé ma trajectoire, je serais devenu briseur de grève professionnel (l’un des héros américains du président Eliot), et ma tête et mon pouvoir d’achat auraient fini brisés par des militants syndicaux.

À peu près à cette époque, revenant d’un voyage de sept mois en mer, et à peine âgé de dix-huit ans, je me suis mis en tête de vagabonder. Je me suis frayé un chemin depuis le grand ouest, où les hommes gagnaient gros et où le travail était abondant, jusqu’aux zones de travail encombrées de l’Est, où les hommes n’étaient que des peccadilles recherchant frénétiquement un travail pour lesquels ils étaient capables. Et dans cette nouvelle aventure de bête blonde, je me suis retrouvé à regarder la vie sous un angle nouveau et totalement différent. J’étais passé du prolétariat à ce que les sociologues aiment appeler la « partie submergée » [« submerged tenth »], le lumpenprolétariat, et j’ai été surpris de découvrir la façon dont cette partie submergée était recrutée.

J’y ai trouvé toutes sortes d’hommes, dont beaucoup avaient jadis été aussi bons que moi et autant « bête blonde »; matelots, soldats, ouvriers, tous déchirés et déformés par le travail, les épreuves et les accidents, largués par leurs maîtres comme autant de chevaux fourbus. J’ai abattu du labeur et claqué les portes avec eux, ou encore greloté avec eux dans les wagons et les parcs de la ville, écoutant tout au long des histoires de vie qui ont commencé sous des auspices aussi bonnes que les miennes, avec des digestions et des corps égaux voire meilleurs que le mien, et qui se sont terminées là sous mes yeux en ruines au fond de la fosse commune.

Et lorsque je me suis mis à écouter, mon cerveau a commencé à fonctionner. La femme de la rue et l’homme du caniveau se sont rapprochés de moi. J’ai vu l’image de la fosse commune aussi vivement que si c’était une chose concrète, et au fond de la fosse je les ai vus, moi-même au-dessus d’eux, non loin, me retenant au mur glissant par la force et la sueur. Et j’avoue qu’une frayeur m’a saisi. Que ce passera-t-il quand ma force m’aura abandonné? Quand je serais incapable de travailler aux côtés des hommes forts pas encore nés?

Et c’est alors que j’ai prêté serment. Il sonnait à peu près comme ceci: Tous les jours où j’ai travaillé dur avec mon corps, et selon le nombre de jours où j’ai travaillé, ce nombre me rapproche plus encore du fond de la fosse. Je dois sortir de la fosse, mais sans faire l’usage des muscles de mon corps. Je ne ferai plus de dur labeur, et que Dieu me tue si j’use encore mon corps au travail plus qu’il ne le faut. Et je me suis consacré depuis à fuir le travail acharné.

En parcourant environ dix mille kilomètres à travers les États-Unis et le Canada, j’ai erré près des chutes du Niagara et je fus arrêté par un garde forestier, privé de mes droits, condamné d’emblée à trente jours d’emprisonnement pour absence de domicile fixe et de moyen objectif de gagner ma vie, menotté et enchaîné à un groupe d’hommes partageant le même sort que le mien, transporté à travers le pays jusqu’à Buffalo, enregistré au pénitencier du comté d’Erie, ma tête et ma moustache naissante furent rasées, je fus paré des rayures du prisonnier, vacciné de force par un étudiant en médecine qui se faisait la main sur des cas comme nous, j’ai dû marcher au pas et me mettre au travail sous les yeux de gardes armés de fusils Winchester – tout cela pour s’être aventuré comme une bête blonde. Pour ce qui est des détails supplémentaires, l’accusé n’a rien à ajouter, bien qu’il laisse entendre qu’une partie de son patriotisme national pléthorique a depuis mijoté et s’est échappé du fond de son âme – au moins, depuis cette expérience, il trouve qu’il se soucie davantage des hommes, des femmes et des enfants que des lignes géographiques imaginaires.

*      *      *      *      *      *      *

Pour revenir à ma conversion, je pense qu’il est clair que mon individualisme effréné fut anéanti en moi, et que quelque chose d’autre y a été incrusté de manière tout aussi efficace. Mais, de la même manière que j’ai été un individualiste sans le savoir, je suis devenu un socialiste sans le savoir, un socialiste non scientifique. J’ai ressuscité sans être renommé, et je courais partout pour découvrir ce que j’étais devenu. Je suis retourné en Californie et j’ai ouvert des livres. Je ne me souviens pas lesquels j’ai ouvert en premier. C’est un détail sans importance. J’étais déjà CELA, quoi que CELA fût, et à l’aide des livres, j’ai découvert que CELA c’était être socialiste. Depuis ce jour, j’ai ouvert de nombreux livres, mais aucun argument économique ni aucune démonstration lucide de la logique et de l’inévitabilité du socialisme ne m’a affecté aussi profondément et de manière aussi convaincante que le jour où j’ai vu pour la première fois les murs de la fosse commune s’élever autour de moi et où je me suis senti glisser, vers le bas, dans les tréfonds de la misère.

Jack London: How I Became a Socialist – MLToday

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