L’écrivain djiboutien Abdourahman Waberi (1) aime flâner à Berlin, sur les pas de Walter Benjamin, un philosophe juif allemand avec lequel il se sent une grande affinité. Parenté culturelle bien plus forte que la différence des origines. Voilà le monde dont j’ai toujours rêvé et qui peut-être naîtra de la barbarie d’aujourd’hui, de cet effondrement de l’exploitation planétaire sous l’hypocrisie des valeurs occidentales. Ce globetrotter africain qui va sur les traces du peintre marocain Jelali Garbaoui, mort ivre mort sur un banc à Paris et cela lui fait souvenir de Stefan Zweig, le juif pourchassé se suicidant au Brésil et surtout de Walter Benjamin mourant d’exil. Ce Walter benjamin, juif que lui fit connaître ce palestinien E. Said… Voilà le monde auquel je crois et auquel j’aspire comme l’espérance de l’humanité…
Article de Abdourahman Waberi
A vrai dire, je ne connaissais de l’Allemagne que bien peu de choses, avant de venir à Berlin, ce chantier perpétuel aux allures de vaste jardin public, à la queue de l’été dernier, pour toute une année. Comme souvent, un bouquet de clichés me tenait lieu de porte d’entrée ou de grille de lecture. Certes, j’y avais effectué de courts séjours, depuis une dizaine d’années, pour assister à des lectures et autres rencontres littéraires savamment orchestrées par les gens du milieu. J’en découvrais la valeur et la saveur pour la première fois en 1998, à l’occasion de la traduction de mon premier livre, un choix de nouvelles intitulé Die Legende von der Nomadensonne, publié par un jeune éditeur munichois devenu depuis un auteur à succès [2]. Plus récemment, je m’étais lié avec la très inventive équipe de la revue Lettre Internationale qui m’a ouvert ses colonnes et invité par deux fois comme membre du jury international à l’occasion du Lettre Ulysses Award for the Art of Reportage en 2003 et 2004.
Faune jeune, errante et bobopunk
En prenant mes aises dans un grand appartement ensoleillé sur le versant cossu du quartier de Friedenau, j’ai eu la nette sensation de m’aventurer sur un terrain inconnu, impressionné par ce mélange d’ordre et de décontraction propres à la classe aisée, sûre de ses droits et assurée sur ses arrières. Un ami qui avait sondé mes interrogations me fit cette réflexion: «Tu verras, c’est un quartier calme. Il n’y a que des retraités et des veufs!». Je me suis demandé s’il me verrait mieux cherchant et trouvant mon rang et mon royaume au milieu de la faune jeune, errante et bobopunk de Prenzlauer Berg. Il n’en fit rien. Je suis bien là où je me dois d’être, dans le calme et l’anonymat de mon périmètre aux élégants immeubles.
Nul besoin de solliciter la bénédiction d’anges tutélaires comme ceux de Marlène Dietrich et de Rosa Luxembourg, l’un et l’autre attachés à la mémoire des lieux. Très vite, j’eus le plaisir de me mêler à la foule très compacte, familière et concentrée, qui fréquente assidûment le Internationales Literaturfestival de Berlin pendant la première quinzaine de septembre, transformant les grandes salles, les coulisses et le chapiteau dressé dans le jardin en une véritable fête de l’ouïe avec ses auteurs, ses lecteurs, ses traducteurs et ses débats. Une bibliothèque vivante, pleinement incarnée et cependant éphémère. Une procession de livres échappée d’une salle de lecture comme en rêvait, à Paris et ailleurs, sur tous les chemins de contrebande. Walter Benjamin, dont l’ombre plane encore sur les boulevards et dans les parcs de Charlottenburg, de Tiergarten ou de Grunewald.
Il y a bel et bien quelque chose de religieux qui flotte dans l’air à chaque lecture publique, du moins c’est ainsi que je le sens ici, en Allemagne. Il a fallu beaucoup de temps à l’homme avant d’apposer ses empreintes sur les parois rocheuses de sa grotte préhistorique; il lui a fallu encore plus de temps pour transformer ces signes en lettres, puis sacraliser l’écrit et l’image. De les fondre pour les utiliser comme traces de la mémoire de l’humanité. Depuis des millénaires, ces signes et ces lettres sont l’expression de ses émotions, de son immense besoin de partager, de se prolonger, et parfois de dominer. Ces signes et ces lettres sont porteurs des forces et des peurs de leurs créateurs, ils vibrent de toute notre sensibilité. Toute notre humanité. D’où cette passion, toute d’attention et de dévotion, palpable dans les coins et recoins de la Haus der Berliner Festpiele ou de la Literaturhaus à Fasanenstrasse, à deux pas du temple du négoce, autrement dit le règne de l’artifice et du vide, sis à Ku’damm.
Des signes d’Afrique parcimonieusement disséminés
Je ne parle toujours pas la langue de Schiller et de Celan, ce qui chagrine souvent mes amis allemands. Pour me dédouaner, j’insiste sur le caractère proprement cosmopolite de Berlin, sur le don des Allemands pour les langues étrangères, notamment pour l’anglais pas si éloigné de la leur.
Le flâneur de Berlin, que je me plais à être, traque les signes d’Afrique si parcimonieusement disséminés dans la capitale fédérale qui reste pourtant, pour les Africains, synonyme de la conférence éponyme réunie à l’initiative de Bismarck, du 15 novembre 1884 au 26 février 1895, afin de fixer les règles du jeu pour le partage du continent. Quatorze puissances y participèrent —l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Empire ottoman, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, les Pays-Bas, le Portugal, la Russie et la Suède. Elles s’engagèrent à ne plus procéder à des acquisitions sauvages sans le notifier aux autres, pour leur permettre de faire des réclamations.
Une manière de gentlemen’s agreement inaugurant des siècles de violence abyssale. Bien sûr, les peuples et les rois africains ne furent ni consultés ni informés de toutes ces discussions. Aujourd’hui, il est très aisé de constater que l’Afrique est absente de Berlin, au contraire de Paris, Londres, Lisbonne ou Bruxelles. Il arrive, à Schöneberg par exemple, que l’on passe devant un petit restaurant, un salon de coiffure ou une boîte de nuit tenue par des natifs d’Accra [capitale du Ghana], d’Asmara [capitale de l’Erythrée] ou de Conakry [capitale de la Guinée].
Il arrive plus souvent qu’une dépêche relate les obstacles juridiques qui sont le lot quotidien des apatrides noirs —ces Wanderers d’infortune, tous cousins de Benjamin dont ils ignorent l’existence— se consumant de mélancolie dans quelque foyer du Brandebourg, à l’instar du Asylantenheim de Belzig, quand ils ne fuient pas les incendies allumés par les nazillons.
La figure de l’écrivain est si vulnérable
La figure de l’écrivain est si rare et si vulnérable dans nos pays où l’oralité est encore triomphante, l’illettrisme la norme et la faim de livre partout endémique. Ecrire, c’est d’abord le contre du babil. Un geste antisocial, si peu compatible avec la sociabilité. Ecrire, l’acte le moins partagé. Absence d’édition et de lectorat. La pratique scripturaire, dans ce cas précis, se décline sur le mode de la passion ou de la mission, loin des flux d’argent et des coteries à l’oeuvre dans la république mondiale des lettres. Ecrire s’apparente, peu ou prou, à une confidence faite à des sourds, nous confiait un jour Mia Couto. Les choses ont quelque peu changé depuis le surgissement d’une diaspora culturelle.
Le créateur cosmopolite (manière plus glorieuse et plus élégante pour ne rien dire du déplacé, du réfugié, du rat de pénitencier et de l’exilé qu’il lui arrive d’être plus souvent qu’on ne le pense ordinairement) —je songe à l’instant au peintre marocain Jelali Garbaoui retrouvé mort épuisé par l’alcool, à l’âge de 41 ans, sur un banc public à Paris— n’est pas sans rappeler la figure du juif écrivant chassé de la Mitteleuropa. Figure qui s’origine dans celle de l’ange chassé du paradis par Dieu, le père de tous les pères. A l’instar de Walter Benjamin étouffant dans les Pyrénées, ou encore de Stefan Zweig en zombie funambulant au Brésil. Ces dernières trajectoires conduisent au suicide, comme l’on sait, à l’heure ou l’Europe entière va sombrer aux mains des Nazis. Et que dire de la figure, plus proche de nous, de l’écrivain d’Haïti assumant sa demi folie dans la presqu’île de sa solitude, conscient d’habiter, de méditer sur 200 ans d’impéritie et de ruines?
Dans les années 1980, la littérature de l’exil a été bien reçue par l’Occident parce qu’elle recoupait la vision du monde à l’œuvre dans ces années-là. Mieux, elle en facilitait l’intelligibilité. Le Polonais Czeslaw Milosz et le Russe Joseph Brodsky, tous deux poètes, ont été couronnés par le prix Nobel, en 1980 et 1987 respectivement, parce que leur travail avait maille à partir avec la Guerre froide et le monde bipolaire. Aujourd’hui, les nouveaux écrivains de la diaspora, principalement issus des ex-colonies, n’ont pas le même heur et pour cause; leur exil n’est plus appréhendé en termes positifs. En somme, ils sont de moins en moins vus comme des victimes du désordre politique, tels les intellectuels échappés du rideau de fer et de l’ancien mur de Berlin, voire ceux fuyant la dictature d’Augusto Pinochet, mais plus prosaïquement comme des immigrés en mal de meilleurs pâturages économiques.
Ma quête de Walter Benjamin, mon intérêt pour sa vie et ses écrits a commencé au plus profond de moi sans que je m’en rende compte pleinement. Elle s’est immiscée par effraction, par ces trous de serrure dont l’ironie a le secret, pour s’installer durablement. Ironie donc: je dois la découverte de l’auteur d’Enfance berlinoise au combatif chantre de la cause palestinienne, au lecteur attentif de Joseph Conrad, de Theodor Adorno ou d’Erich Auerbach que fut le regretté Edward Saïd. Admirant Saïd, je ne pouvais qu’admirer davantage Benjamin. Marcher dans Berlin avec Benjamin ou Joseph Roth à l’esprit est une façon d’interroger sans cesse le réel, de se laisser surprendre par le hasard, d’inventer à trois ou à dix le plaisir de cheminer en somnambule, de rêvasser constamment, de revenir sur les liens entre la marche et le récit en train de mijoter.
Ecrire, c’est aussi différer, remettre à plus tard cette chose importante qu’on veut absolument souligner et, ce faisant, en attendant, continuer de dire avec clarté ou de coucher sur le papier autre chose —une pensée, une idée ou une sensation tout à fait secondaire. Je suis venu à Berlin pour grapiller ces choses-là.
Abdourahman Waberi
(1) Abdourahman Waberi est un écrivain très connu et très estimé de langue française et anglaise, il a longtemps enseigné la langue anglaise en France, et maintenant il enseigne aux Etats-Uns et ses écrits sur l’Afrique sont un vrai délice. Quand Le Clezio a reçu son Nobel dans le discours en tant que récipendiaire il le lui a dédicacé.
En 2003, paraît Transit chez Gallimard, deuxième roman sur le thème de la mémoire partagée et des affres de l’exil sur fond de guerre civile. 2006 voit la parution de “Aux États-Unis d’Afrique”, un roman drôle qui met le monde à l’envers, se fait le chantre du panafricanisme et en appelle à un monde plus juste et plus humain.
En 2009, il publie chez Jean-Claude Lattès, Passage des larmes, récit poétique sur l’exil, le fanatisme et la géopolitique de la Corne de l’Afrique, dans lequel comme dans cet article la référence à Walter Benjamin est présente, l’exil de l’écriture autant que de celui qui ne peut oublier tout en ayant perdu le pays.
Son œuvre est traduite en de nombreuses langues, notamment en anglais, en italien, en allemand, en serbe, en portugais, en japonais, en espagnol, en braille et certaines nouvelles en catalan, en lituanien, en somali, en grec, etc.
[2] Né en 1965 en Bulgarie, Ilija Trojanow arrive à Munich en 1971 avec ses parents pourvus du statut de réfugiés politiques. La famille s’installe au Kenya. En 1989, il fonde une maison d’édition dédiée à l’Afrique, Marino Verlag, dans la capitale. Editeur, traducteur, écrivain globe-trotter, reconnu et largement primé, Ilija Trojanow vit entre Munich et Le Cap.
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