Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La profondeur d’un ébranlement… jusqu’à l’anomie…

Ce qui me frappe est la manière dont chacun tente d’agir comme il l’a toujours fait tout en se heurtant au fait que c’est impossible, et en retire une hostilité grandissante, une incapacité accrue à être ensemble. L’épidémie joue un grand rôle, mais avec raison tout le monde sait qu’elle n’est que le révélateur d’une accélération d’une situation antérieure.

A ce constat, je voudrais ajouter une remarque, une plongée dans l’histoire : d’abord il faut repenser historiquement le rôle des épidémies.

Celles qui ont dévasté l’humanité au cours des siècles et qui ont entrainé des saignées humaines d’une toute autre ampleur comme la peste ont abouti à une accélération de la transformation des structures sociales déjà à l’œuvre avant l’épidémie, par exemple la fin de toute forme de servage ou d’esclavage lié à la terre. La population s’était raréfiée, les terres étaient abondantes.

Cette fin de l’hégémonie occidentale, d’abord celle de nations comme la France, la Grande Bretagne puis leur rejeton, les USA, le temps de ce qu’on a appelé le multilatéralisme, mais qui recouvre bien d’autres tendances comme le passage au numérique, les nouvelles relations sud-sud, les formidables inégalités, etc… pour ne citer que le plus visible, est à l’œuvre depuis très longtemps comme une conséquence de l’étape néolibérale capitaliste… L’épidémie met à jour l’impossibilité de poursuivre et le fait que ce qui se joue est la survie de l’humanité, chacun le ressent à titre individuel et perçoit sa solitude.

Ce qui se passe en Asie, mais aussi d’une manière plus confuse dans le reste de ce qu’on a appelé le Tiers monde, la manière dont ces sociétés réagissent par rapport à ce qui a été la suprématie occidentale doit nous alerter sur l’importance de cette phase nouvelle de l’histoire de l’humanité.

Il est évident que nos sociétés occidentales basées sur la concurrence et l’individualisme forcené, l’absence totale de solidarité entre les groupements sociaux, entre les âges, sont arrivées aux limites de leur survie face aux défis de notre temps.

C’est le capitalisme, le marché mais c’est aussi cette forme de capitalisme et de marché qui a poussé jusqu’à l’anarchie cette logique, là où impérialisme se confond avec une logique impériale, celle où sont imposés par le glaive et l’épée des valeurs, des modes de vie qui violent les traditions et accompagnent le pillage. Faute d’une expansion la désagrégation touche l’empire lui-même…

Au sein même de l’empire, en l’occurrence les sociétés occidentales, il y a peu de forces, pratiquement pas d’organisation en état de résister à la poussée. On mesure bien que ce qui résiste appartient à un stade antérieur, c’est particulièrement frappant dans les sociétés qui ont connu le socialisme comme l’ex-URSS et qui ne cessent de méditer sur leur propre état de désagrégation et leur possible résistance.

En ce sens, ce monde-là qui a connu les débuts du socialisme en a affronté les terribles luttes externes mais aussi internes pour rompre avec le capitalisme n’est pas éloigné de ceux qui tentent de poursuivre dans la voie socialiste. La Chine comme le Vietnam et Cuba non seulement savent qu’ils sont nés de cette première tentative qui a duré 60 ans et qu’ils doivent aussi tirer bilan des réussites comme des échecs. Chine et Vietnam ont compris que seule une avant-garde peut subir le choc mais qu’ils doivent assurer aux autres un progrès, un accès aux biens matériels, mais tous sont désormais conscients de la nature du combat et ils découvrent combien celui-ci devient encore plus compliqué quand la bête est blessée, jusqu’où ce cadavre en décomposition peut encore aller et entrainer dans sa chute ceux qu’il a durablement marqués. La Chine poursuit l’ouverture tout en luttant à chaque moment, comme face à l’épidémie, contre les facteurs de désagrégation que le capitalisme, le marché introduisent en lui, dans sa jeunesse en particulier. On ne peut qu’être frappé par la manière dont Cuba, confronté à l’épidémie, obligé à renoncer à la manne du tourisme, vit des moments extraordinairement difficile mais le fait avec une sorte de recentrage sur les valeurs d’un communisme de guerre qui lui permettent de se ressourcer alors même qu’ils sont persuadés que le combat va durer, que l’ouverture est nécessaire.

Pour expliquer le phénomène essentiellement social tel que je le perçois, il y a bien sûr l’analyse de Marx sur le développement de la contradiction entre forces productives et rapports de production, le moment où les premières ne peuvent plus se développer à l’intérieur des rapports sociaux existants et comment s’en suit un ébranlement structurel qui transmet une sorte d’onde de choc à toute la superstructure, représentations, institutions, culture, etc… y compris la manière dont les êtres humains perçoivent leur identité.

Mais il y a également un autre concept sociologique qui traduit bien l’état de cet ébranlement, celui d’anomie; je vous renvoie ici à la définition qu’en donne l’Encyclopedia universalis. C’est une assez bonne description de ce moment où la contradiction entre structure (forces productives et rapports de production) est arrivé à un tel niveau que toute la superstructure subit un ébranlement, plus rien ne tient dans ce qui guidait jusqu’ici les conduites et les aspirations.

Le concept d’anomie forgé par Durkheim est un des plus importants de la théorie sociologique. Il caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d’autres. Durkheim a montré que l’affaiblissement des règles imposées par la société aux individus a pour conséquence d’augmenter l’insatisfaction et, comme diront plus tard Thomas et Znaniecki, la « démoralisation » de l’individu. De cette démoralisation, Durkheim voit le signe dans l’augmentation du taux des suicides. En effet, le suicide « anomique », qui vient de ce que l’activité des hommes est déréglée et de ce qu’ils en souffrent, a tendance à se multiplier en période de crise politique ou de boom économique. De même, il devient plus fréquent là où les mariages étant plus fragiles l’homme est apparemment plus libéré des contraintes morales. Le concept durkheimien d’anomie a fait l’objet de réflexions et de recherches de la part des sociologues contemporains, comme Merton et Parsons. Mais le développement le plus intéressant, quoique plus ancien, de la théorie de l’anomie se trouve peut-être dans les travaux de Thomas et Znaniecki sur les effets de la transplantation sociale. Dans leurs études sur les immigrants polonais aux États-Unis, les auteurs ont montré que la transplantation provoquait une « désorganisation sociale » des familles et, corrélativement, une démoralisation des individus, qui mènent une existence dépourvue de but et de signification apparente. La théorie de l’anomie paraît d’importance fondamentale à une époque qui, comme la nôtre, est caractérisée par des changements rapides. En effet, le changement implique le vieillissement des règles de conduite traditionnelles en même temps que l’existence, dans les phases de transition, de systèmes de règles mal établies ou contradictoires. 

Quand on voit l’état de la société française parmi d’autres sociétés occidentales, les folies irrationnelles, les rumeurs, l’absence grandissante de solidarité entre les différentes composantes de la société, l’incapacité des organisations, la nature du débat politique, l’autodestruction, on ne peut s’empêcher de penser à ces descriptions basiques de la sociologie.

Danielle Bleitrach

L’Afrique dont j’introduis ici un des chanteurs contestataires, est le seul continent qui connait une poussée démographique, elle est notre jeunesse à nous l’humanité. Son état traduit bien les contradictions de la situation face auxquelles sont confrontées les nouvelles générations, entre soif du consumérisme et discours sur le retour à la tradition, entre misère et ressources pillées, entre privation de nouvelles technologies et possession des ressources indispensables à leur mise en oeuvre, entre désorganisation, rébellion, immigration et discours identitaire… Conscience de l’injustice mais difficulté à y faire face… illusion et potentialité. Quand est-ce que nous les verrons comme l’ensemble de cette jeunesse profondément corrompue et en proie à toutes les destructions mais aussi à un puissant désir de vivre? Un des problèmes est que la génération qui reste à la tête de ce qui est encore organisé est -elle même le produit d’une sorte d’âge d’or qui ne les a pas préparé à ce qui se passe aujourd’hui. Elle est le produit d’un temps qui a été celui de l’URSS et qui a imposé au capitalisme une régulation. Celle-ci a disparu avec l’effondrement et la mondialisation néolibérale a produit un cataclysme auquel personne n’est préparé du moins dans nos sociétés occidentales.

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1 Commentaire

  • COMAGUER
    COMAGUER

    Une belle métaphore de l’anomie : “Pendant la mue, le serpent est aveugle”

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