Un lecteur nous invite à lire ce livre de Cédric Durand qui analyse la relation entre capitalisme et numérique et propose l’apparition au sein du mode de production capitaliste du techno-féodalisme dont voici l’introduction. Ultime refuge d’un capitalisme en décomposition? En tous les cas pour l’amateur de cinéma et en particulier de Fritz Lang, il y a là de quoi solliciter l’imaginaire sur les modes de domination, les nouveaux avatars du docteur Mabuse. (note de Danielle Bleitrach)
INTRODUCTION
Le 1er mars 1990, armés d’un mandat de perquisition, les agents des services secrets étatsuniens font irruption dans l’entreprise Steve Jackson Games. C’est une petite société basée à Austin, Texas, qui conçoit et publie des jeux de rôle. Les fonctionnaires embarquent trois ordinateurs, deux imprimantes laser, des disquettes, des papiers. Dans leur prise, il y a aussi un manuscrit. Le tout dernier « GURPS »
– pour Generic Universal Role Playing System, littéralement : « système de jeu de rôle universel générique » –, un produit dont la maison s’est fait une spécialité. Il s’agit d’une sorte de manuel de jeu fait de règles, de personnages et de scénarios qui constituent les briques élémentaires de l’univers que les joueurs sont invités à faire vivre. Le volume saisi s’intitule Cyberpunk. Son rédacteur, Loyd Blankenship, a été arrêté quelques temps plus tôt pour des faits de piratage informatique. Il est aussi l’auteur d’un manifeste hacker paru en 1986. C’est après lui que les enquêteurs en ont. La compagnie de télécommunications Bell avait en effet remarqué qu’un fichier décrivant l’administration du système d’appels d’urgence 911 avait été copié sur un serveur nommé « illuminati » administré par Blankenship. Sur le plan judiciaire, l’histoire est classée sans suite. Mais le livre en question, exagérément qualifié de « manuel de la criminalité informatique » par les autorités, va largement bénéficier de la publicité offerte par cet épisode . C’est dans la section « économie » de ce
texte, à la rubrique « Entreprises », qu’est introduite l’idée de techno-féodalisme :
Lorsque le monde devient plus rude, les entreprises s’adaptent en devenant elles-mêmes plus coriaces, par nécessité. Cette attitude de type « protégeons les nôtres en priorité » est parfois appelée techno-féodalisme.
Comme le féodalisme, c’est une réaction à un environnement chaotique, une promesse de service et de loyauté arrachée aux travailleurs en échange d’une garantie de soutien et de protection de la part des firmes.
[…]
En l’absence de réglementation adaptée, les grandes entreprises se coalisent pour former des quasi monopoles. Pour maximiser leurs profits, elles restreignent le choix des consommateurs et s’approprient ou
éradiquent les rivales susceptibles de déstabiliser leurs cartels
Blankenship propose aux joueurs une dystopie cyberpunk dans laquelle il n’existe aucun contrepoids au pouvoir des grandes entreprises. Des firmes géantes, dont la puissance excède celle des États, se constituent en forces sociales dominantes. Il en découle une marginalisation de la figure des citoyens au profit de celle des parties prenantes (actionnaires, travailleurs, clients, créditeurs) liées à l’entreprise. Le rapport social qui prédomine est donc l’attachement, en ce que les individus dépendent des firmes. Celles-ci sont devenues des entités protectrices, des îlots de stabilité dans un monde chaotique. Ces puissants monopoles privés se dressent au dessus des gouvernements au point de se constituer en fiefs. Les directions des
grandes firmes exercent un pouvoir indissociablement politique et économique sur les espaces sociaux qu’elles contrôlent et sur les individus qui les habitent.
La projection cyberpunk des années 1980 n’a bien sûr aucune prétention
prédictive. Ce n’est qu’une fantaisie ludique qui ne saurait nous livrer les clés d’une compréhension du monde contemporain. Pourtant… Quelques décennies plus tard, il est difficile de ne pas noter l’actualité de certaines des intuitions formulées dans cet imaginaire.
Il est d’abord indéniable que les entreprises transnationales ont considérablement accru leur emprise sur les sociétés contemporaines. Et ce n’est pas qu’une question de taille. Avec la télématique, les droits de propriété intellectuelle et la centralisation des données, c’est un contrôle beaucoup plus serré qui s’exerce sur les territoires et sur les individus.
Ensuite, s’il l’on n’observe pas un retrait des États à proprement parler, on
constate cependant des signes d’un affaiblissement par rapport aux grandes corporations. Par exemple, le taux effectif d’imposition des multinationales est passé de plus de 35 % dans les années 1990 à moins de 25 % dans la seconde moitié des années 2010.
Dans le même temps, la capacité d’influence des milieux d’affaires sur
le politique s’est considérablement renforcée, notamment avec l’augmentation des dépenses de lobbying 4 et l’étendue de jeux d’influence de moins en moins discrets 5, loin des procédures démocratiques formelles. Éreintée par sa perte de substance, la démocratie s’épuise et la reconfiguration du champ électoral dans les pays à hauts revenus signale la fragilisation de l’ordre politique libéral. Aujourd’hui, cet auxiliaire de l’État moderne vacille sous la pression d’inégalités devenues abyssales.
Quant à l’idée d’un monde devenant plus chaotique, plusieurs signes tendent à l’accréditer. La multiplication des discours sur l’effondrement écologique réactualise la dystopie cyberpunk. Et l’une des réponses possibles aux vulnérabilités systémiques passe par un agenda sécuritaire, censé contenir la menace de chaos social. 6
Ces éléments ne prouvent rien. Ce sont de simples indices faisant écho à l’intuition d’une régression techno-féodale. Un fil à tirer, une piste à explorer, un possible point de départ. Rien de plus. Mais un commencement, c’est déjà beaucoup s’il faut s’attaquer à l’une des principales questions d’économie politique de notre temps :
qu’est-ce que le capitalisme et le numérique se font l’un à l’autre ? Comment recherche de profit et fluidité digitale interagissent-elles ? Se pourrait-il qu’un changement de logique systémique soit en train d’advenir et que nos yeux, troublés par l’enchevêtrement des crises du capitalisme, ne l’aient pas encore bien perçu ?
Ce livre explore cette hypothèse. Il est organisé en quatre temps. Le premier chapitre est celui de la déconstruction. Il s’agit de faire la généalogie du récit qui annonce un nouvel âge d’or du capitalisme grâce au numérique, et d’en dévoiler les apories. Nous vivons en pleine fantasy. Depuis les dernières années du XX e siècle, la Silicon Valley et ses start-up exercent une attraction magnétique sur l’imaginaire politique, offrant le lustre d’une jeunesse mythique au capitalisme tardif. Quelles sont
les origines de cette idéologie ? Quels en sont les soubassements théoriques ?
Quelles en sont les failles ?
Le deuxième chapitre porte sur les nouvelles formes de domination associées au numérique. Quels sont les ressorts de l’enracinement des conduites individuelles dans les territoires virtuels ? Comment les logiques de surveillance algorithmique s’articulent-elles aux logiques politiques et économiques ? Des grandes firmes californiennes au système de crédit social chinois, c’est un substrat social et politique entièrement nouveau dont il faut prendre la mesure.
Le troisième chapitre est consacré aux conséquences économiques de l’essor de ce que les économistes appellent les actifs intangibles, ces produits immatériels (logiciels, bases de données, marques déposées…) mobilisés bien au-delà du secteur des Techs. La mondialisation se manifeste par une dispersion internationale des processus productifs conduisant à la mise en concurrence des territoires et des
travailleurs à l’échelle mondiale. En contrepoint de cette intensification de la compétition pour les subalternes, de puissantes logiques de monopolisation agissent en faveur des firmes multinationales qui contrôlent l’infrastructure informationnelle des chaînes globales de valeur. Tandis que le durcissement des droits de propriété intellectuelle restreint à leur profit l’usage des connaissances, l’industrialisation des processus informationnels nourrit des logiques rentières d’une puissance inédite,
augurant d’un nouvel âge des monopoles.
Prenant acte de l’importance des mutations socioéconomiques à l’œuvre, le
dernier chapitre du livre s’interroge sur leurs implications quant au devenir du capitalisme. La réflexion se situe ici au niveau de la logique du mode de production dans son ensemble, c’est-à-dire des contraintes politico-économiques qui pèsent sur les agents et des dynamiques qui en découlent. Une discussion approfondie du concept de féodalisme permet de faire ressortir les singularités du capitalisme et de mettre en évidence la résurgence paradoxale dans les sociétés contemporaines d’un
métabolisme social de type médiéval : ce que j’appelle l’hypothèse techno-féodale.
- Jon PETERSON, « Your cyberpunk games are dangerous/Offworld », boingboing.net, 8 mai 2015 ; Peter
H. LEWIS, « The executive computer : can invaders be stopped but civil liberties upheld ? », The New York
Times, 9 septembre 1990 ; « The top ten media errors about the SJ games raid », sjgames.com, 12 octobre 1994. - Loyd BLANKENSHIP, Gurps Cyberpunk. High-Tech Low-Life Roleplaying, Steve Jackson Games, Austin,
1990, p. 104. Sauf mention contraire, les traductions des citations sont de l’auteur. - Rochelle TOPLENSKY, « Multinationals pay lower taxes than a decade ago », Financial Times, 11 mars
- Divers travaux centrés sur les firmes étatsuniennes confirment cette tendance. Cf. Scott D. DYRENG,
Michelle HANLON, Edward L. MAYDEW et Jacob R. THORNOCK, « Changes in corporate effective tax rates
over the past 25 years », Journal of Financial Economics, vol. 124, no
3, 2017, p. 441-463 ; Thomas WRIGHT et
Gabriel ZUCMAN, « The exorbitant tax privilege », NBER Working Paper, no
w24983, 2018. - Les données sur les dépenses officielles de lobbying aux États-Unis sont synthétisées sur opensecrets.org et au
niveau européen par le site lobbyfacts.eu. - Pepper D. CULPEPPER, Quiet Politics and Business Power. Corporate Control in Europe and Japan,
Cambridge University Press, New York, 2012. - Cf. Nick BOSTROM, « The vulnerable world hypothesis », Global Policy, vol. 10, no
4, 2019.
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