Décidemment à des heures tardives, la télévision nous offre des films de Fritz Lang parmi les plus méconnus. La cinquième victime que l’on pourra voir ce lundi soir 16 novembre 2020 à 00 h sur la cinq est un des derniers films “américains” de Fritz Lang. Dans ma mémoire, il souffre beaucoup d’avoir été contemporain du magnifique “les contrebandiers de Moonfleet et du non moins remarquable “l’invraisemblable vérité” dont je brule de vous parler mais ce n’est pas le sujet. Tous ces films en particulier les contrebandiers de Moontfleet nous les avons reçus en France cinq ans après leur tournage en 1954 et leur diffusion aux Etats-Unis, dans les années soixante, et les cinéphiles que nous sommes devaient les exhumer d’une quasi clandestinité. Les cahiers du cinéma à couverture jaune, ceux de Bazin, ont joué un grand rôle et il sera beaucoup pardonné à l’insupportable nouvelle vague pour les avoir défendus.
Lang adapte un roman de Charles Einstein the bloody spur. Il travaille avec un scénariste chevronné Casey Robinson. Tous ces gens (et ce n’est pas un hasard si on retrouve dans l’invraisemblable vérité le nom d’Ida Lupino ,comme dans la 5eme victime) tentent de se lancer dans la production indépendante, Lang le premier qui passe son temps à tenter de réécrire les films imposés par les studios. Cela donne des distributions excellentes avec des gens qui ne sont plus en faveur auprès des studios en général pour leur position syndicale et politique mais aussi pour avoir défendu les exigences d’une profession face à la marchandisation des studios.
Si ce film, qui combine le roman d’entreprise, ici la propriété familiale d’un grand journal et le policier criminel, me parait important pour mieux connaitre Fritz Lang c’est qu’en dehors de l’emprise du mal auquel on le réduit souvent on y trouve quelques lignes forces de ses préoccupations et de leur évolution. Il y a bien sur la collusion entre le pouvoir, l’argent et le crime, ce qu’est la société américaine marquée par la concurrence et la corruption, mais il y a aussi une réflexion sur les médias et sur la télévision. Ce film annonce le dernier Mabuse qu’il tourne en Allemagne.
Le fondateur d’un empire de presse est à l’agonie, son héritier pour mieux masquer sa médiocrité crée une sorte de concours entre ses journalistes pour débusquer un criminel “le tueur aux rouges au lèvres” qui sévit dans Manhattan. Cette compétition débouche sur la description de l’avilissement de cette presse et de toutes les autorités. La filiation existe depuis M le Maudit,- dont j’ai découvert la proximité avec la pièce de Brecht l’opéra de quat’sous et Döblin, Alexander platz. “Pourquoi cambrioler une banque quand on peut en fonder une?”Comme elle existe avec les Mabuse, mais l’innocence est perdue.
Lang joue avec les stéréotypes d’une salle de rédaction pour mieux nous décrire le véritable avilissement, celui qui oppose le criminel à ceux qui font le mal par lucre, goût du pouvoir… Cette société fondée sur la concurrence et la corruption prolonge ce qu’il a haï dans le nazisme et qui là ne rencontre même plus de résistance et peut agir directement sur les consciences sans avoir recourir à la répression nazie, en jouant à la démocratie.
Il a bien perçu l’évolution des médias, le passage de citizien Kane, le fondateur tout puissant à une autre organisation avec l’héritier qui subit au sein de son empire la concurrence du rédacteur en chef, du journaliste vedette, du patron de l’agence télégraphique de presse, un nouveau système de monopolisation financière qui oblige chacun à exiger de tous le plus avilissant pour survivre. Celui qui aura le scoop sortira vainqueur de la lutte pour le pouvoir. La chasse au tueur est lancée non pour des raisons morales officielles encore à l’oeuvre dans M le maudit, mais simplement parce que cela fera vendre. Un des piliers de la démocratie, le droit à l’information est avilissement. Le but du capitalisme n’a plus à se masquer sous des idéologies il est à l’oeuvre dans le travail, la famille, les relations entre hommes et femmes.
Lang se passionne pour les métiers de presse, leur jargon , leurs usages et tous ces gens contraints de courir derrière un emploi. Le crime n’est plus qu’un prétexte pour mettre en évidence la férocité de cette compétition et ce qu’elle impose de sacrifices, les hommes sont prêts à prostituer leurs femmes et les femmes à se vendre d’ailleurs. tous ces arrivistes comme celui qui s’accroche à son pouvoir, ne peuvent obtenir un scoop de l’assassin que parce qu’ils sont semblables à lui. Il y a le couple impuissant de l’héritier de presse, la femme a fait de son corps une monnaie et elle l’entretient avec obsession alors que son époux joue au golfe et n’arrive pas à mettre la balle dans le trou… on ne saurait être plus explicite. Ou le journaliste vedette joué par Dana Andrew qui s’adresse à la télévision au criminel et lui manifeste une empathie qui n’a rien d’illusoire.
Ce que j’ai découvert au titre des nombreuses parentés entre Lang et Brecht c’est leur passion pour les faits divers, leur manière de découper dans les journaux ce qui leur parait le plus caractéristique de l’état réel d’une société. Lang dans la cinquième victime ne s’intéresse pas à la psychologie des personnages, il en fait ce qui aurait ravi Brecht des types ramenés à ce qu’une societe impitoyable exige d’eux. Il n’y a plus rien de romanesque dans ce qui les meut et les décors marquent cette incommunicabilité qu’il s’agisse de celui des salles de presse que l’on croirait déjà à l’ère du coronavirus avec les parois transparentes entre les individus ou la ville qui est aussi le décor des solitudes agressives. Et là il trouve un auxiliaire précieux dans l’opérateur Laszlo qui a travaillé avec Losley et sait agir dans un contexte de pauvreté du budget.
Brecht aurait protesté devant les invraisemblances de l’intrigue mais pour Lang l’essentiel n’est pas là. Il se débrouille pour que cela n’ai pas d’importance.
La télévision prend un rôle que l’on va trouver magnifié parle dernier Mabuse tourné en Allemagne. Dans ce Mabuse là, Fritz lang démonte l’innocence de l’ésotérisme des anciens Mabuse, ce criminel folklorique des temps germaniques est confronté à un véritable criminel qui lui s’occupe du nucléaire, tandis que dans l’hôtel un système d’espionnage proche du voyeurisme contrôle tout avec sa multitude de caméras de télévision. Fritz lang est prêt à rencontrer Jean Luc Godard dans le Mépris”.
Vues : 263