Histoire agraire et impérialisme : entretien avec Utsa Patnaik Max Ajl s’est entretenu avec l’économiste marxiste Utsa Patnaik sur l’histoire agraire et l’impérialisme. Les travaux de Patnaik sur l’histoire économique de l’Inde et d’autres pays sous domination coloniale montrent en quoi cette expérience a accentué l’insécurité alimentaire et le chômage, des tendances qui ont de nouveau émergé sous le néolibéralisme. Cet entretien a été réalisé au sein de l’atelier « Agriculture and Imperialism », organisé par le Thimar Collective, en novembre 2018, à Beyrouth au Liban et a été initialement publié dans la Review of African Political Economy.osae-marsad.org |
Utsa Patnaik rappelle l’aspect antiptorductiviste du capital financier et est assez sévère avec le “marxisme occidental”.
Si son témoignage reflète quelque chose concernant le rapport entre pays du sud et marxistes européens, ce quelque chose semble très négatif … Les militants comme elles, semblent penser qu’il n’y a que des marxologues sclérosés à la tête des sections économiques occidentales, n’en restant qu’à la lettre du Capital et ne comprenant rien donc rien à l’entreprise théorique marxiste d’analyse du commerce mondial.
Elle s’en prend aussi bien aux négligences des sources historiques d’Hobsbawm, qu’à la position de confort d’économiste comme Harvey, ayant perdu de vue les débats théoriques de fond. Globalement, elle appelle à des échanges et débats théoriques pour prolonger la tradition d’un marxisme vivant. En opposant les marxistes de la chaire et l’exemple des Rosa Luxembourg ou Lénine, elle dit même à un endroit “l’humanité ne s’arrête pas aux frontières de l’Europe ou de l’Amérique”.
Il y a des éléments de sa critique économique qui me dépassent largement, peut-être que vous seriez plus familière avec la discussion théorique qu’elle engage concernant les exportations de capitaux mal considérés par le marxisme puis le léninisme pour des raisons de sources historiques. Je ne sais pas dans quelle mesure est fondée son idée qu’il y a des données historiques ayant été insuffisamment traitées par les marxistes occidentaux (disponibles depuis les années 20).
Note et traduction pour histoireet societe par Baran
Ma brève réponse: Ce que dit Utsa Patnaik est très proche de ce que j’ai découvert dans ce livre de Fidel au sommet des non alignés de 1983 et qui a été pour moi un tel bouleversement intellectuel surtout effectivement quand j’ai découvert le Marx sur la Chine , l’Inde, celui qui n’arrive pas malgré les pressions d’Engels à achever le Capital. Je crois effectivement que Fidel a tenté de lier Lénine à la Chine, au Tiers monde et qu’il y a là un dialogue indispensable que nous tentons ici. Je dois dire qu’à l’exception de Delaunay qui a une autre expérience, la plupart des économistes français à commencer par la section économiste du PCF ont un nombrilisme occidental qui devient de plus en plus risible au fur et à mesure que comme l’avait prévu Marx, le monde se déplace vers la zone pacifique, asiatique. Ce n’est pas un hasard si le néolibéralisme des années soixante et dix a rendu encore plus insupportable la situation, parce que outre la financiarisation,le capitalisme spéculatif, celui-ci a accentué l’échange inégal et empêché les Etats à suppléer au manque de capital propre et quand celui-ci existait il a été pompé pour s’intégrer dans celui lié au dollar. (note de Danielle Bleitrach)
Extraits de l’interview:
-“Les universitaires du Nord ne prennent pas ces articles au sérieux, les économistes en particulier ne s’intéressent qu’aux trois volumes du Capital (seul le premier volume a été publié de son vivant) qui ne traitent pas du tout du commerce mondial – Marx n’a jamais ouvert son modèle fermé dans le Capital au commerce international bien qu’il ait sans doute eu l’intention de le faire”….
” Lénine avait raison concernant l’importance générale des exportations de capitaux, en s’appuyant sur des données de J.A. Hobson. Mais les informations académiques auxquelles ils avaient accès il y a un siècle étaient extrêmement limitées. On ne peut attendre d’un individu comme Lénine qu’il mène une révolution en Russie et qu’il fasse des recherches détaillées sur l’exploitation coloniale dans le même temps ! Plus tard, un ensemble de données historiques des Nations Unies, liées au commerce, compilées en 1942 et en 1962, ont montré que c’était les colonies tropicales qui avaient d’importants surplus commerciaux et gagnaient de l’or et des échanges internationaux du monde. Si l’on regarde plus en détail, on découvre qu’en fait les métropoles ont saisi l’intégralité des gains des colonies et que cela a permis aux métropoles d’exporter des capitaux vers des régions de peuplement européen. Les producteurs coloniaux des biens exportés n’ont jamais été payés pour leurs exportations, car le « paiement » provenait des taxes perçues auprès de ces mêmes producteurs.
Une fois qu’on l’explique, ce mécanisme apparaît comme relativement simple, mais avant qu’il ne soit expliqué, il n’était pas si aisé à comprendre. Ce n’est qu’à travers l’étude intensive des données liées au commerce indien et britannique, sur de nombreuses années, que j’ai pu voir émerger les tendances réelles. La question que je me suis posée portait sur le fait que s’il y avait un excédent en Inde, qui était énorme comparé à la Grande-Bretagne, qui était très petite en termes de ressources, cela aurait dû ressortir quelque part dans les statistiques britanniques. Mais alors pourquoi aucun historien de l’industrialisation britannique, pas même Eric Hobsbawn qui était marxiste, ne fait jamais référence, même dans une note de bas de page, à la littérature indienne sur le drainage des richesses ?
Je me suis rendu compte que les estimations des historiens britanniques concernant le commerce de leur propre pays étaient fausses. Phyllis Deane et W.A. Cole ont publié en 1967 leur étude British Economic Growth 1688-1959, qui était une lecture standard pour quiconque souhaitait s’y connaître en histoire économique de la Grande-Bretagne. Pourtant, ils ont utilisé une mauvaise définition de « commerce », une définition qui ne se trouve dans aucun manuel de macroéconomie – qui n’est utilisé ni par la Banque Mondiale, ni par la CNUCED ou le FMI, les organismes qui présentent les données commerciales pour chaque pays. Deane et Cole ont totalement laissé de côté les réexportations et n’ont mesuré qu’une partie et non la totalité du commerce britannique. Ils y ont ajouté les importations utilisées au sein de leur pays et les exportations de leurs propres biens. Mais la définition correcte inclut la totalité des importations plus le total des exportations, y compris les importations réexportées. J’ai retravaillé les données utilisées par Deane et Cole pour les XVIIIe et XIXe siècles. En 1800, le commerce réel était de 82 millions de livres, mais le chiffre que nous donnent Deane et Cole est 51 millions de livres ! Le taux correct de commerce relatif au PIB était de 56 % à cette date et non 34 % comme ils l’affirment. Il est très important, pour nous, de regarder ce que font les universitaires du Nord avec leurs propres données, mais nous restons intellectuellement colonisés et nous prenons cela pour acquis : puisqu’ils sont professeurs à Cambridge, c’est qu’ils doivent avoir raison, mais très souvent ce n’est pas le cas.”
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Baran
Merci pour la réponse Danielle (petite erreur je n’ai pas traduit ce texte) ! En effet, en lisant l’interview j’avais fait le lien avec les observations que tu avais faites sur Castro.
Si Delaunay a le temps de commenter les aspects plus techniques de la discussion qu’elle engage… Notamment le traitement des données économiques sur lesquelles elles se fondent pour interpeller les carences de l’économie politique marxiste occidentale et l’incapacité à conceptualiser les relations de l’impérialisme aux populations et subsistances. Elle affirme que cette masse épistémologique manquante prolonge le colonialisme économique et dit que certains hisoriens de l’economie anglais ont été jusqu’à trafiquer les représentations statistiques des données existantes. Y a t-il réellemement un aspect décisif dans le retraitement des données qu’elle appelle ?