Une analyse alarmante de ce qui se passe en Algérie…
Ce qui est inquiétant aujourd’hui, ce n’est pas seulement le raidissement sécuritaire et la brutalité de la répression.
Ce qui est le plus inquiétant, c’est la perte du sens des réalités par le pouvoir, c’est sa perte de toute expertise et ingénierie politique. Y compris dans la répression.
La répression n’est pas seulement implacable en s’étendant au-delà des activistes du Hirak et des journalistes à de simples facebookers sans réelle audience. Elle est paranoïaque et ne s’accompagne d’aucun simulacre d’ouverture y compris à l’égard de ceux qui ont fait des offres de service, tel Djilali Soufiane, qui n’ont reçu, en retour, aucun geste, même pas d’apaisement, pouvant les crédibiliser.
L’épuration dans les médias publics s’étend y compris à ceux qui ne manifestent aucune hostilité à l’égard du pouvoir mais ont le défaut de ne pas le chanter avec zèle ou des émissions culturelles qui ont pour défaut de ne pas s’inscrire dans le monolithisme redondant.
La dernière grande vague de mise au rebut de conseillers qui avaient pourtant répondu à l’appel des nouvelles autorités pour les servir et consolider leur pouvoir, illustre un raidissement et un repli sur les noyaux durs du pouvoir précédent. Il ne connait même plus les lignes rouges pour sa survie comme la tentation de mettre fin même au multipartisme de façade alors qu’il participe à sa régénération.
Un raidissement qui met mal à l’aise et inquiète même certaines franges de sa clientèle qu’il veut contrôler de façon quasi-militaire comme l’obligation faite aux « personnalités nationales » (figures de proue du régime) de soumettre préalablement le contenu de leur allocution concernant le projet de constitution.
Cette radicalisation sécuritaire a été la seule option de l’armée aux premiers jours du Hirak. Il n’y a jamais eu la moindre velléité de dialogue de la part de l’armée pas même dans l’affichage.
Elle a assigné le Hirak à un monologue tout en préparant les conditions à sa répression et en en créant, elle-même, les prétextes comme la soudaine criminalisation de l’emblème Amazigh. Elle a assigné le Hirak à un monologue sauf pour le sommer d’avaliser des solutions qui recyclaient exclusivement les anciennes clientèles du régime, jusqu’à l’intronisation forcée de Tebboune avec un taux d’abstention officiel (dont on sait à quel point il est loin de la réalité) qui indique qu’il n’a même pas obtenu les traditionnels votes en faveur de la stabilité du pays profond, rural.
Le pouvoir de Tebboune se présente ainsi sans masque comme un sous-produit du pouvoir de Bouteflika, sous- produit dans le sens de la filiation, sous-produit dans le sens de la dépréciation et sous-produit dans le sens d’une réduction à la seule dimension sécuritaire et à sa radicalisation. Mais surtout sous-produit dans le sens d’une perte même de la conscience pour soi, c’est-à-dire la conscience de ses intérêts et de la réalité dans laquelle inscrire ces intérêts. C’est au point qu’il a perdu la capacité de savoir et de pouvoir user de l’arme de la répression dans le sens de ses propres intérêts. C’est comme qui userait d’une arme trop lourde qu’il ne maitrise pas et qui finirait par la voir se retourner contre lui. Mais après un absurde carnage.
Comment ouvrir de ses propres mains, de l’intérieur, la porte à l’ingérence étrangère
Mobiliser tous les moyens régaliens et symboliques de l’Etat algérien contre un simple journaliste, Khaled Drareni, aussi talentueux fût-il, aller jusqu’à user contre lui du plus fort du symbole et du pouvoir de l’Etat, celui de président, n’est pas seulement révoltant. C’est surtout sidérant. Et très inquiétant. Inquiétant pour ce qu’il dit de l’état d’esprit de l’Etat.
Comment ne pas s’inquiéter en voyant la façon dont le chef d’Etat en est arrivé à rabaisser sa fonction en poussant le ridicule et le désarroi jusqu’à improviser, dans la précipitation, son agenda pour le caler sur une chaine (M6) dont le très bas niveau d’audience la situe autour de 8% de téléspectateurs d’un pays étranger ? Cela dit qu’on ne prémunit pas son peuple contre l’influence étrangère en étouffant les libertés chez soi. Au contraire, on l’offre en pâture.
Au lieu de laisser le débat se faire en Algérie, le pouvoir a contraint les Algériens à chercher leur propre vérité dans des yeux étrangers, n’importe lesquels, il a permis à ce que le tempo en soit donné de l’étranger et il y a participé lui-même. En fermant la porte au débat en Algérie, le pouvoir l’a ouvert toute grande à l’étranger. Lui qui n’arrête pas d’agiter l’épouvantail de la main étrangère, il a permis à une insignifiante petite chaine étrangère de devenir un acteur majeur du débat des Algériens sur leur devenir, il lui a permis de peser sur ce débat alors qu’elle est insignifiante dans son propre pays.
C’est cela la leçon de M6 : L’autoritarisme, c’est l’appel d’air par excellence à l’ingérence étrangère. L’autoritarisme, c’est la porte ouverte, de l’intérieur, par ceux chargés de la garder, à l’ingérence étrangère.
La grande et dangereuse solitude du noyau sécuritaire de l’armée
A l’intérieur et à l’international, le pouvoir a déjà payé un prix fort l’incarcération de Drareni. Et il est inquiétant, y compris pour lui-même, de le voir persister dans cet acharnement, par aveuglement, et même l’élargir. Cet aveuglement est la conséquence d’un péché originel : sa fragilité. Le pouvoir réprime à tout va parce qu’il n’a plus la capacité de négocier. Il n’a plus la capacité de négocier car il n’a rien sur quoi s’appuyer pour négocier.
Il s’est rétracté sur un noyau sécuritaire réduit sans prolongement politique et civil.
L’armée a toujours constitué le cœur du pouvoir. Mais elle n’a jamais gouverné seule. Elle a gouverné voire délégué la gouvernance à des partenaires de fractions, même très minoritaires, de la société politique et civile. Mais aujourd’hui l’armée n’a plus les capacités de tisser de tels partenariats. Elle en a épuisé toutes les possibilités alors qu’elle-même est exsangue. Aucun des 5 candidats adoubés par l’armée n’avait l’étoffe d’un partenaire, même lesté d’allégeance. Tous avaient plutôt le profil du caporal et de l’exécutant docile.
Aucun ministre n’a d’envergure politique et les ministères de souveraineté sont détenus par de simples hauts fonctionnaires. Détentrice du pouvoir, l’armée a maintenant pris tous les pouvoirs. Y compris exécutifs. Jamais l’armée n’a été autant en première ligne face à la société. Mais une armée qui n’a jamais été autant déstabilisée et fragilisée et où les luttes internes, conséquence de son trop fort adossement aux luttes de clans et de son infiltration par la corruption et la criminalité internationales, l’ont vidée de beaucoup de ses compétences et favorisé la main- mise de noyaux sécuritaires sans mémoire ni expertise politique.
Sans relai et interface crédibles dans la population, ils n’ont que leur culture policière et complotiste pour appréhender et « gérer » une société complexe. C’est ce qui explique cette débauche de répression. Ce repli de l’armée sur elle-même et sur son noyau sécuritaire est en train d’évoluer en fracture et conflictualité ouvertes avec la société. Mais aussi en régressions, en appauvrissement de l’expertise et en craquèlements au sein même de l’armée qui n’a toujours pas retrouvé une centralité alors qu’elle est affaiblie par les luttes de clans et l’emprise de la corruption qui lui ont fait perdre sa crédibilité et sa fiabilité sécuritaire.
C’est parce que l’armée s’est enfermée et a été enfermée dans le statut d’un corps à part, loin de la société, renfermé sur lui-même, ne respirant que son propre air renfermé, qu’elle est devenue vulnérable à la contamination de la corruption et de la criminalité internationale. Il faut quand même regarder le désastre en face. C’est, parmi ceux officiellement inculpés, plus de deux dizaines d’officiers ayant les grades les plus élevés, les patrons de secteurs stratégiques, patrons de régions militaires, patrons de la police, de la gendarmerie et des services de renseignements de l’armée.
L’armée s’est engluée dans un vaste marécage de la corruption et de la criminalité internationale sans avoir par elle-même les capacités pour s’en défendre et sans qu’il puisse y avoir un quelconque recours possible des institutions ou de la société pour y mettre fin. Un système fermé sur lui-même et sur ses propres failles, inaccessible à toute autre intervention, étatique ou citoyenne.
L’intervention militaire étrangère en Algérie a déjà eu lieu…
Il a fallu…une intervention étrangère, celle des services de renseignements américains et espagnols, au sujet du trafic de drogue, pour jeter la lumière sur la gangrène de secteurs stratégiques de l’armée et sommer le pouvoir de la regarder. Au prix de quelles intrusions dans ses structures vitales ? Au prix de quelles manipulations ? Au prix de quels retournements et débauchages de ses décideurs ? Au prix de combiens de décideurs mouillés et soumis à ses chantages ?
Tout se paye cash et l’histoire et l’actualité nous apprennent qu’avant les champs de bataille, les armées se défont de l’intérieur et que la corruption conduit fatalement à la trahison. Vu l’échelle industrielle et ahurissante de la corruption, les trahisons ne pouvaient qu’être sidérantes.
Le pouvoir n’arrête pas d’agiter le risque d’une intervention militaire étrangère, pointant l’Irak et la Libye. Mais l’intervention militaire des puissances impériales en Algérie a déjà eu lieu !! Et elle a été moins coûteuse et plus rentable pour ces puissances. Elle a consisté à profiter de cet auto-enfermement de l’armée, loin d’une possible immunité par le contrôle étatique et citoyen, pour la frapper au cœur, en profitant de l’engluement d’une partie importante de ses principaux chefs dans la corruption et la criminalité internationale qui en a fait de potentielles proies consentantes et obligées des officines de ces puissances.
Mais plus que cela, en poussant l’affairisme jusque sur ses équipements militaires stratégiques, l’armée algérienne se retrouve dévitalisée sur une partie importante de ses capacités défensives. En effet, l’intrusion, toujours inexpliquée et injustifiée des Emiratis comme partenaire principal du cœur de l’industrie militaire algérienne, dans des projets conçus pourtant technologiquement par les Allemands et négociés avec eux, montre l’impasse défensive dans laquelle s’est fourvoyée l’armée algérienne aujourd’hui qu’est levé le voile sur le partenariat stratégique entre les Emirats et Israël depuis près de deux décennies, chacun espionnant aux profits de l’autre, avançant ses pions pour le bénéfice de l’autre.
Les émiratis ont pesé sur la transition en Algérie plus que les pays occidentaux mais aux profits de ces derniers. Après avoir brièvement tenté le maintien de Bouteflika, c’est eux qui appuieront et vendront l’option d’une transition sous l’égide direct de l’Etat- Major de l’armée sur le modèle égyptien dont ils ont déjà été les concepteurs. C’est pour peser sur la transition en Algérie qu’ils ont contraint leur client, le Maréchal Haftar, à précipiter son attaque contre Tripoli le lendemain même de la démission de Bouteflika alors qu’elle ne devait intervenir qu’un mois plus tard pour engranger plus de ralliements. Cette précipitation est d’ailleurs une des multiples raisons de son échec. Pour les Emiratis, il fallait se positionner rapidement dans la proximité des frontières de l’Algérie pour peser plus sur sa transition.
Ce n’est pas fortuit que l’Adjudant-Chef Benouira s’est d’abord et tout suite rendu, avec tous les secrets de l’armée algérienne, aux Emirats où il avait déjà ses comptes bancaires. S’il a dû se rabattre sur la Turquie, c’est parce que les Emiratis n’avaient plus besoin de lui, ils savaient déjà tout.
L’armée défaite dans le bourbier clanique
Les différents scandales qui ont éclaté grâce aux injonctions étrangères mais aussi grâce aux manifestation du 22 février et à la colère populaire, ont imposé la nécessité de faire du ménage. Mais celui-ci est instrumentalisé, encore une fois, moins pour assainir l’institution que pour conforter les positions d’un clan aux détriments d’un autre, accroissant l’instabilité et les fractures au sein de l’armée. Un clan chasse un autre qui finit par revenir alors que le procureur de la corruption un jour se retrouve lui-même englué et poursuivi le lendemain pour corruption.
Pour se défendre contre les accusations de corruption qui le visaient et pour neutraliser ses accusateurs, le général Hamel, alors encore en poste, avait rétorqué : « pour lutter contre la corruption, il faut être soi-même propre ». Il visait le patron de la gendarmerie chargé de l’instruction de son dossier. Tous les deux sont, en effet, aujourd’hui derrière les barreaux.
Le général Hamel avait choisi cet angle d’attaque car il connaissait le niveau de corruption généralisé et son effet de neutralisation mutuelle. Cela continue à se vérifier tous les jours sous Tebboune où quand il n’y a pas de doute sur la culpabilité des accusés, la question se pose quant à l’intégrité des accusateurs dont beaucoup se sont retrouvés accusés ensuite.
Cela pose la question : Qui assainit qui aujourd’hui dans le huis clos de ce no man’s land fermé sur lui-même ? Quel état des lieux sécuritaires au sein même de l’armée après ce massif entrisme de la corruption et de la criminalité internationales et fatalement des officines étrangères tapies derrière elles ? Qu’en est-il de la sécurité de l’Algérie et de l’armée dans cette mêlée généralisée qui oppose les clans, ponctuée de trahisons et de fuites à l’étranger ?
L’argument sécuritaire invoqué pour justifier cette autonomie absolue de l’armée par rapport à la société et à tout contrôle, a été torpillé par ses propres chefs qui ont mis en danger et attenté à la sécurité même de l’armée avant celle du pays en l’entrainant, en raison de cette absence de contrôle, dans le marécage de la corruption, de la compromission des intérêts nationaux et l’atteinte à la sécurité nationale. Ceux qui continuent à invoquer cet argument, c’est pour pouvoir, à l’ombre de l’armée et de son opacité, continuer à mener leur trafic en toute impunité.
Une radicalisation sécuritaire sectaire
On peut considérer que le slogan très populaire « les généraux à la poubelle » est d’une radicalité inutile. Aucun acteur politique sérieux ne dirait le contraire. Mais il faut aussi voir que ce slogan vient des tripes les plus profondes de la société, qu’aucun acteur politique ne l’a vraiment promu mais qu’il s’est imposé et qu’il traduit la réalité d’un fossé entre la population et l’armée. Il a le tort d’être seulement émotionnel, sans perspective politique, mais il fait émerger au grand jour une perception largement partagée par la population de l’armée comme devenue un corps social parasitaire étranger à la société et un corps politique monopolisant sans partage la décision pour son seul intérêt.
Mais il traduit aussi la conscience de l’impossibilité, dans les conditions actuelles, de rencontrer la moindre écoute possible de la part d’une armée dont l’enfermement sur soi se radicalise au point qu’elle organise son repli sur le mode sectaire et l’évitement de la société.
Cette volonté d’échapper à tout contrôle social s’est mue en volonté de rompre tout lien avec la société autrement que par la répression et la manipulation au point de sanctionner, en les éliminant, tous ceux qui, dans ses rangs, cherchent à la sortir de cet isolement mortifère dans l’intérêt pourtant du renouvellement du système. Hamrouche et Kasdi Merbah ont été éliminés du paysage politique pour mettre fin à leurs velléités de retisser du lien avec la société.
Mais cette logique d’isolement connait une radicalisation sectaire en voulant couper, préventivement, toute possibilité de liens avec la société y compris pour ceux ayant quitté l’armée, considérant toute personne ayant été militaire comme une propriété à vie de l’armée. C’est bien là les mécanismes de l’isolement sectaire et son corollaire d’autisme. C’est le sens de la loi votée en 2016 étendant le devoir de réserve des militaires jusqu’ après leur cessation d’activité pour tout le restant de leur vie en “tout lieu” et en “toute circonstance”.
Le nouveau pouvoir a accentué cette dérive sectaire en la précisant par une interdiction explicite de toute activité politique ou élection. Même formellement limitée à 5 ans après le départ à la retraite, elle est enchâssée dans une loi d’obligation de réserve ad aeternam, pour l’éternité. Si Ghediri, seul général à ne pas être poursuivi pour corruption, subit un acharnement particulier, c’est bien parce qu’il a prétendu à un rôle politique sans avoir été adoubé ou missionné par la hiérarchie militaire. A ce titre, il est pour elle plus dangereux qu’un opposant car il touche aux ressorts de l’auto-enfermement sectaire.
* Cette analyse a été publiée par son auteur sur sa page Facebook AuteurAli Bensaad
je propose de compléter cet article par un visionnage de cette intéressante video dans laquelle Bourdieu témoigne de la manière dont son expérience algérienne à la fois travail d’enquête sur l’Algérie et découverte de l’Algérie en guerre ont nourri son métier de sociologue et son oeuvre ultérieure.
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