Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

ALLENDE PAR PABLO NERUDA

PABLO  NERUDA LORSQU’IL SE DÉSISTE EN FAVEUR DE LA CANDIDATURE PRÉSIDENTIELLE  DE SON CAMARADE ET AMI SALVADOR ALLENDE, 1970.

Mon peuple a été le peuple le plus trahi de notre temps. Du fond des déserts du salpêtre, des mines du charbon creusées sous la mer, des hauteurs terribles où gît le cuivre qu’extraient en un labeur inhumain les mains de mon peuple, avait surgi un mouvement libérateur, grandiose et noble. Ce mouvement avait porté à la présidence du Chili un homme appelé Salvador Allende, pour qu’il réalise des réformes, prenne des mesures de justice urgentes et arrache nos richesses nationales des griffes étrangères.

Partout où je suis allé, dans les pays les plus lointains, les peuples admiraient Allende et vantaient l’extraordinaire pluralisme de notre gouvernement. Jamais, au siège des Nations unies à New York, on n’avait entendu une ovation comparable à celle que firent au président du Chili les délégués du monde entier. Dans ce pays, dans son pays, on était en train de construire, au milieu de difficultés immenses, une société vraiment équitable, élevée sur la base de notre indépendance, de notre fierté nationale, de l’héroïsme des meilleurs d’entre nous. De notre côté, du côté de la révolution chilienne, se trouvaient la constitution et la loi, la démocratie et l’espoir.

De l’autre côté il ne manquait rien. Ils avaient des arlequins et des polichinelles, des clowns à foison, des terroristes tueurs et geôliers, des frocs sans conscience et des militaires avilis. Tous tournaient dans le carroussel du mépris. Main dans la main s’avançaient le fasciste Jarpa et ses neveux de Patrie et Liberté, prêts à casser les reins et le coeur à tout ce qui existe, pourvu qu’on récupère l’énorme hacienda appelée Chili. A leur Côté, pour égayer la farandole, évoluait un grand banquier danseur, éclaboussé de sang. Gonzalez Videla, le roi de la rumba, lequel, rumba par-ci, rumba par-là, avait depuis belle lurette livré son parti aux ennemis du peuple. Maintenant c’était Frei qui livrait le sien aux mêmes ennemis, et qui dansait au son de leur orchestre, avec l’ex-colonel Viaux, son complice ès forfaiture. Ils étaient tous tètes d’affiche dans cette comédie. Ils avaient préparé le nécessaire pour tout accaparer, les miguelitos, les massues et les balles, ces balles qui hier encore avaient blessé notre peuple à mort à Iquique, Ranquil, Salvador, Puerto-Montt, José Maria Caro, Frutillar, Puente Alto et autres nombreux endroits. Les assassins d’Hernan Mery dansaient avec ceux qui auraient dû défendre sa mémoire. Ils dansaient avec naturel, avec leurs airs de bondieusards. Ils se sentaient offensés qu’on leur reproche ces «petits détails».

Le Chili a une longue histoire civile qui compte peu de révolutions et beaucoup de gouvernements stables, conservateurs et médiocres. De nombreux présidaillons et deux grands présidents : Balmaceda et Allende. Curieusement, l’un et l’autre sortent du même milieu: la bourgeoisie riche, qui se fait appeler chez nous «aristocratie». Hommes de principes, obstinés à rendre grand un pays amoindri par une oligarchie médiocre, ils eurent la même fin tragique. Balmaceda fut contraint au suicide parce qu’il refusait de livrer aux compagnies étrangères nos riches gisements de salpêtre. Allende fut assassiné pour avoir nationalisé l’autre richesse du sous-sol chilien : le cuivre. Dans les deux cas, les militaires pratiquèrent la curée. Les compagnies anglaises sous Balmaceda, les trusts nord-américains sous Allende, fomentèrent et soulèvements d’état-major.

Dans les deux cas, les domiciles des présidents furent mis à sac sur l’ordre de nos distingués «aristocrates». Les salons de Balmaceda furent détruits à coups de hache. La maison d’Allende, avec le progrès, fut bombardée par nos héroïques aviateurs.

Pourtant, les deux hommes se ressemblent peu. Balmaceda fut un orateur fascinant. Il avait une nature impérieuse qui le rapprochait chaque jour davantage du pouvoir personnel. Il était sûr de la noblesse de ses intentions. Les ennemis l’entouraient à chaque instant. Sa supériorité sur son entourage était si grande, et si grande sa solitude, qu’il finit par se replier sur lui-même. Le peuple qui aurait dû l’aider n’existait pas en tant que force, c’est-à-dire n’était pas organisé. Ce président était condamné à agir comme un illuminé, comme un rêveur : son rêve de grandeur resta à l’état de rêve. Après son assassinat, les trafiquants étrangers et les parlementaires du cru s’emparèrent du salpêtre , les étrangers, en concessions; les représentants du cru, en pots-de-vin. Les trente deniers perçus, tout rentra dans l’ordre. Le sang de quelques milliers d’hommes du peuple sécha vite sur les champs de bataille. Les ouvriers les plus exploités du monde, ceux des zones du nord du Chili, ne cessèrent plus de produire d’immenses quantités de livres sterling pour la City de Londres.


Allende ne fut jamais un grand orateur. Gouvernant, il ne prenait aucune décision sans consultations préalables. Il était l’incarnation de l’anti-dictateur, du démocrate respectueux des principes dans leur moindre détail. Le pays qu’il dirigeait n’était plus ce peuple novice de Balmaceda, mais une classe ouvrière puissante et bien informée. Allende était un président collectif; un homme qui, bien que n’étant pas issu des classes populaires, était un produit de leurs luttes contre la stagnation et la corruption des exploiteurs. C’est pourquoi l’oeuvre réalisée par Allende dans un temps si court est supérieure à celle de Balmaceda ; mieux, c’est la plus importante dans l’histoire du Chili. La nationalisation du cuivre fut une entreprise titanique. Sans compter la destruction des monopoles, la réforme agraire et beaucoup d’autres objectifs menés à terme sous son gouvernement d’inspiration collective.

Les oeuvres et les actes d’Allende, d’une valeur nationale inappréciable, exaspérèrent les ennemis de notre libération. Le symbolisme tragique de cette crise se manifeste dans le bombardement du palais du gouvernement; on n’a pas oublié la Blitzkrieg de l’aviation nazie contre des villes étrangères sans défense, espagnoles, anglaises, russes; le même crime se reproduisait au Chili; des pilotes chiliens attaquaient en piqué le palais qui durant deux siècles avait été le centre de la vie civile du pays.

L’occasion était belle et il fallait en profiter. Il fallait mitrailler l’homme qui ne renoncerait pas â son devoir. Ce corps fut enterré secrètement dans un endroit quelconque. Ce cadavre qui partit vers sa tombe accompagné par une femme seule et qui portait toute la douleur du monde, cette glorieuse figure défunte s’en allait criblée, déchiquetée par les balles des mitrailleuses. Une nouvelle fois, les soldats du Chili avaient trahi leur patrie.

Patrie douce et dure, J’avoue que j’ai vécu, Pages 513-517 Editions Gallimard, 1975, Traduction de Claude Couffon Publié par Araucaria à 20:38 Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest

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1 Commentaire

  • papadopoulos georges
    papadopoulos georges

    Maintenant a un certain age s’agitent des souvenirs que les plus jeunes n’ont pas encore accumule. Le 11 septembre 1973 je revenais d’un pays ou une dictature feroce sevissait. Et dans l’aube de ce jour j’ai pu difficilement capter une radio francaise en roulant sur une route suisse. Miterrand parlait d’Allende au passe. Et ma pensee s’est immediatement souvenu d’un jeune etudiant qui m’a servi dans une taverne deux jours avant et me sachant etranger a ose me dire qu’il suivait avec interet ce qui etait pour moi aussi l’experience chilienne. Ce jeune homme se raccrochait au Chili comme on se raccroche a une branche pour ne pas chuter. C’etait le temps des dictatures :Portugal, Espagne, Grece. Le temps de nouvelles dictatures se dessine encore avec peut etre des formes nouvelles comme il est dit dans un autre texte aujourd’hui. Aussi je, nous, devont etre deja en alerte maximum. Pour de nouvelles luttes.

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