Le débat que nous avons eu ici même avec Jean-Claude Delaunay est certes infiniment plus aisé à comprendre que cette plongée dans la dialectique marxiste. Mais il faut néanmoins avoir le courage de temps en temps de surmonter l’état réel de nos connaissances qui nous rendent y compris incapables parfois de suivre Lénine, lui qui disait que si l’on ne comprenait pas Hegel on ne pouvait pas être marxiste. Je défie quiconque de suivre Lénine en particulier au moment de la NEP, dans sa controverse avec Trotski et Boukharine s’il n’a pas un minimum perçu ce concret du marxisme synthèse de nombreuses déterminations, dans laquelle l’anatomie de l’homme explique celle du singe et non l’inverse, bref partir de ce qui naît pour apprécier ce qui demeure de l’ancien. Beaucoup de fausses polémiques autour du “dépassement” n’auraient pas lieu d’être si l’on ne cherchait pas à éviter “la rupture” de la transition socialiste (note et traduction de Danielle Bleitrach).
La question à laquelle j’ai été le plus confronté depuis la première fois que j’ai écrit ou présenté quelque chose sur la Chine concernait son caractère, socialiste ou capitaliste. Après m’être confronté longtemps à cette question, ce qui n’a plus de sens pour moi aujourd’hui, j’ai fini par réaliser qu’elle reposait sur une immense fausse controverse. Les controverses ont toujours eu leurs victimes. Dans ce cas la victime est Marx lui-même, cette controverse est un plaidoyer pour qu’il se faufile dans le déni du réel, dépassant l’antithèse et n’atteignant pas la pratique à travers au moins deux lois fondamentales de la dialectique: «l’unité des contraires» et la «négation de la négation» ». La plupart des «marxistes», en ce qui concerne la Chine, ne font souvent référence qu’à la logique formelle. Ce qui revient à séparer en parties; il s’agit d’une pure abstraction sans rationalité dialectique et attachée à des représentations abstraites.
Il est très instructif de confronter Marx lui-même à certaines questions. Nous pouvons le faire de plusieurs manières. La première est directement liée à la notion, reprise de Hegel, de «Aufheben» qui signifie «dépassement», ce qui induit Marx – utilisant et abusant de la «négation de la négation» – à affirmer que le dépassement hégélien ne peut être lu comme un objet qu’à partir du point culminant de ce qu’il nie lui-même. Mais «Aufheben» a également trois autres significations, largement utilisables pour comprendre la dynamique chinoise: 1) lever, soutenir et soulever; 2) annuler, abolir, détruire, révoquer, annuler, suspendre et 3) conserver, sauvegarder, préserver. Rien que ce point de départ théorique mettrait tous ceux qui se déclarent «anticapitalistes» au pied du mur. Pour deux raisons, les «anti» sont étrangers à la philosophie classique allemande. Fondamentalement, «l’anti» finit – parce qu’il n’est que antithèse et «négation» – en miroir de ce qui est nié. À partir de ce point de départ, les militants «anticapitalistes» peuvent être tout sauf marxistes.
Je prends Marx directement à la source. Dans les fameux «Manuscrits» de 1844, voici ce qui est dit : «Une entité qui n’a pas d’objet en dehors d’elle-même n’est pas une entité objective. Une entité qui n’est pas elle-même un objet pour un tiers n’a pas d’entité pour objet, c’est-à-dire qu’elle ne se comporte pas objectivement, son être n’a pas de finalité. Une entité non objective est une non-entité ». Ainsi sans entrer dans le fond de la (fausse) question de savoir si la Chine est capitaliste, il paraît étrange d’attribuer des caractères prométhéens dans l’expérience chinoise uniquement aux manifestations sociales relevant d’une société capitaliste: extraction de la plus-value; loi de la valeur; individualisme; consumérisme etc. On doit au contraire revenir à ce que serait l’«objet pour un tiers» quand on a affaire à des dynamiques impliquant différents modes de production et formations socio-économiques. Marx est utilisé par ceux qui voient la Chine capitaliste le plus souvent pour ne pas distinguer les objets et leurs comportements objectifs – dont les essences sont utilisées pour apparaître dans les moments historiques de la rupture. Marx est utilisé pour porter des jugements de valeur, et pour reprendre sa fameuse phrase “c’est l’anatomie de l’homme qui explique celle du singe et non l’inverse”, ces jugements de valeur ne voient que le singe sans partir de l’examen de l’anatomie humaine.
Il est pédagogique pour les marxistes de travailler avec des notions totalisantes. La raison en est que le concept est quelque chose qui se manifeste dans le processus de mouvement de l’abstrait au concret. Le passage de Marx est célèbre, qui désigne le concret comme une «synthèse de multiples déterminations». Quelque chose de suffisant pour «annuler» une réalité en raison de ce qui en est l’apparence. La difficulté de nombreux marxistes à traiter les grandes questions dans le concret est notoire, malgré le fait qu’ils font constamment appel au «concret». C’est une difficulté liée à un problème congénital de formation basé sur le «doit être» qui nous envahit de l’Église au pauvre positivisme qui marque la formation dans nos écoles. La pensée dialectique, le contradictoire comme essence et la nécessaire démonstration «de ce qui est au-dessus, éclairant ce qui est en dessous» sont très peu utilisées. Le socialisme, dans ce cas, n’est jamais présenté comme une «forme historique», mais comme une manifestation de formes «radicales», «anticapitalistes» et «pures». Or, ce qui est «pur» est un «non-être», simplement parce qu’il n’existe pas et on ne peut le faire exister qu’à travers et en générant des contradictions.
Qu’est-ce que la Chine a à voir avec tout cela? La raison est simple: pour nos «radicaux» la Chine ne démontre pas son socialisme dans sa «forme pure». La Chine est-elle une alternative civilisatrice au néolibéralisme et au capitalisme? La réponse est toujours négative, sans le moindre doute. Mais si nous vivons dans un monde où des contextes économiques et sociaux différents coexistent et se combattent, certains plus avancés d’autres plus arriérés; si le nouveau naît au milieu de l’ancien, où est le «nouveau» qui se constituerait (par opposition à l’expérience chinoise) au milieu de «l’ancien»? La réponse n’existe pas et quand elle existe, elle renvoie à la nécessité de construire une «utopie» par laquelle tous les militants socialistes devraient s’orienter vers la construction de «l’autre monde possible». Cela n’est pas le marxisme.
Tournons-nous vers Marx, maintenant dans son célèbre texte de 1875 («Critique du programme de Gotha») où s’adressant aux militants du Parti social-démocrate allemand, il donne ses avertissements sur l’ordre à constituer au lendemain de la révolution: 1 ) “Ce n’est qu’à un stade plus élevé de la société communiste que l’horizon bourgeois étroit peut être entièrement surmonté”; 2) «seulement dans la première phase de la société communiste, comme il apparaît, après un long travail de la société capitaliste, la loi ne peut jamais dépasser la forme économique»; 3) «donc, dans la première phase, à chacun selon son travail; dans la phase supérieure, chacun selon ses capacités, chacun selon ses besoins »; 4) “il faut donc aussi envisager une période de transformation révolutionnaire entre la société capitaliste et communiste”. Utopie, il n’y a pas le moindre verbiage vicieux «anticapitaliste» de présent chez Marx. Au lieu. Là, une notion sophistiquée de transition, de processus historique et de combinaisons est évidente. Le contraire de «devrait être». Elle était ancrée dans l’histoire des premiers échecs des expériences capitalistes de Gênes et de Venise, où un mode de production plus puissant (la féodalité) l’empêchait de s’épanouir. Quelque chose de très proche de ce qui est arrivé au socialisme au 20e siècle, d’ailleurs.
On peut continuer à se référer au troisième des passages marxistes attestant sa vision du processus historique. Pour ceux qui aiment une lecture plus légère de la propre main de Marx, visitez ses lettres à ses amis et collaborateurs. À commencer par sa réponse à Vera Zasulich (1881), qui en soi se révèle être un oxymore pour les esprits binaires. La démonstration que le vieux Karl fait de l’évolution du monde comme «un ensemble de couches diverses d’âges différents» suffirait à soutenir qu’un pays aux dimensions de la Chine est un ensemble de «contemporains non contemporains» et que, par conséquent, l’ancien et le nouveau est tout le temps dans l’unité des contraires. L’arriéré et le moderne; le socialisme, le capitalisme et les formes archaïques de production agricole se développent en un tout complexe.
Dans cette totalité où les institutions nouvelles et anciennes émergent et réapparaissent au fil du temps, les mêmes germes de l’ancien qui ont manifesté les expériences de Gênes et de Venise se manifestent également. Mais les germes de ces arrière-pays italiens seraient victorieux avec les institutions créées par Cromwell après sa révolution victorieuse. En Chine, ses institutions héritées de sa mère historique, la Révolution russe, sont présentes et en développement. Les contradictions permanentes et les pressions d’un monde hostile au «nouveau» qui a besoin de «l’ancien» pour se dépasser, sont une règle. L’ouverture au capital étranger, la génération d’une classe capitaliste domestique et l’hégémonie idéologique de l’impérialisme dans le monde entrent et participent à l’ensemble complexe. Il y a du capitalisme en Chine. Et quel problème voyez vous à cela, je demande? (Pour moi, le passé de l’objet est gravé dans l’objet,
Au cours des 40 dernières années, le système de plaidoyer du pays (le socialisme) a permis de sortir 840 millions de personnes de la pauvreté. Le revenu par habitant du pays a augmenté de façon exponentielle et aujourd’hui, le pays demande à démontrer que les nouvelles relations de production entre les pays riches et pauvres du monde sont une nécessité objective du système, son essence de survie. Ce processus d’immenses transformations internes, poussé par une «adhésion» à la mondialisation promue par le capitalisme, ne s’est pas produit sans traumatisme, ni sans douleur profonde. Mais la persistance d’une stratégie basée sur des objectifs centenaires a permis au pays de mettre en place des institutions et une base productive et financière pour se montrer supérieur aux pays capitalistes dans tout simplement tous les grands défis imposés au monde depuis les premières crises financières.
Dans les relations internationales, les «capitalistes» et «oppresseurs» chinois ont agi en grande harmonie avec les Cubains dans un degré de coordination de l’aide internationale qu’aucun véritable pays capitaliste n’a pu affronter. La promesse de Xi Jinping de socialiser le vaccin avec les pays pauvres s’il est découvert par les Chinois ne peut être rien de moins dans un monde où les vrais capitalistes étaient prêts à acheter l’exclusivité du vaccin.
Je reviens à Marx, sans le sodomiser, pour faire une analyse du présent à partir de ses véritables catégories d’analyse, utiliser quelque chose qui n’est pas étranger à sa tradition. Après tout, c’est la même chose qui nous a équipés méthodologiquement pour affronter le temps présent indiquant la nécessité de concevoir l’anatomie du singe à partir de l’anatomie humaine. La Chine se constitue une alternative à l’anatomie du singe (déclin néolibéral et capitaliste). L’unité de sa société face à la menace de mort et aux défis de l’impérialisme la conditionne comme l’entité politique et sociale la plus avancée de notre époque. Ses grandes entreprises et ses banques publiques sont le mur d’acier de la lutte contre Covid-19.
C’est le socialisme qui a prévalu sur le capitalisme qui existe encore en Chine. Pas un socialisme idéalisé, utopique et lié à «l’imaginaire» collectif des militants radicaux de la classe moyenne. C’est le socialisme en tant que forme historique. Comme quelque chose de nouveau qui apparaît dans des circonstances qui n’ont été choisies par personne. Sa forme historique se présente comme une nouvelle économie du design, une entité constituée à la lumière du dépassement de l’incertitude keynésienne et de la planification de la «destruction créatrice» schumpétérienne. C’est l’élément supérieur interne au mode de production le plus avancé de cette formation économique et sociale.
Une expression à un niveau supérieur du socialisme où la restriction à l’action de la loi de la valeur permet de planifier à des niveaux supérieurs et de se concentrer sur la construction, simultanément, de grands et de milliers de biens publics en réponse aux immenses contradictions sociales de ce processus de développement. Le «projet» remplace lentement le marché comme noyau de la société. Son pendant social est un “pacte d’adhésion tacite”. C’est la croyance en l’Etat comme son représentant et en des dirigeants à l’écoute des grands besoins nationaux et populaires que l’on observe comment les rapports de production s’adaptent aux nouvelles forces productives qui affligent le monde.
Partir du “concret”, affirmer que la Chine – sur la base de critères “marxistes” – ne rassemble pas tous les “contrôles” qui la conditionnent comme exemple d’alternative revient à ne pas identifier l’anatomie humaine capable de démêler l’anatomie du singe. Au final, c’est une manière différente de parvenir aux mêmes conclusions que Francis Fukuyama. La Chine démontre que l’histoire n’est pas terminée; elle est toujours dans ses affres.
Elias Jabbour – Professeur des programmes d’études supérieures en sciences économiques (PPGCE) et en relations internationales (PPGRI) à l’UERJ.
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Lanta paule
Sur le fonds pas de souci, sur la forme…un concept est pour moi un outil pas un machin…
A quels de mes camarades pourrais je conseiller de lire cet article???
je crois que c’est Paul Eluard qui donnait ainsi la recette du “bonheur” penser juste et lutter sans défaut je ne crois pas que cet article aide à penser juste.
Paule Lanta section PCF de Pau et agglo
Danielle Bleitrach
toujours constructive la camarade Lanta Paule… je me demande par quel insigne masochisme, elle s’obstine à lire ce blog… qui visiblement est aux antipodes de ce qu’elle attend…Vu qu’elle n’intervient que pour dire sa quasi répulsion à l’idée d’un appareil conceptuel qu’elle ne peut attribuer à Marx… peut-être pour le déconseiller à ses camarades… Comme l’index Vatican déconseille certaines lectures aux pieuses créatures que l’on doit préserver du vice de la complexité, comme le dit le texte ceux que la dévotion a formé au “doit être ça ou ça!”
chère madame, vous remarquerez qu’il y a dans ce blog, un niveau théorique et politique de qualité mais avec des textes plus ou moins complexes… Je ne suis pas je vous le répète membre du PCF et je ne suis pas chargée de la formation de vos militants, donc je vous prie dorénavent de ne lire que ce qui est à votre portée, vous pourriez aussi fréquenter d’autres sites et blogs…
Jérémie OZOG
Excellent article. En effet en discutant de la Chine on apprend surtout des choses sur ceux qui “veulent la juger” etc. On constate, au passage, toute la faiblesse actuelle de la formation au matérialisme dialectique et historique et le triomphe de tous les dogmatismes, gauchismes, neo-kantismes etc. La simple lecture du classique de Politzer (principes élémentaires de philosophie) suffit pourtant à rapeller en quoi le marxisme combat toutes ces déviations pour arriver à une analyse exacte permettant l’action pratique, mais là je dérrive. Merci pour cet article (et pour tous les autres aussi 😉 )