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Racisme systémique et « esclavage moderne » : être noir dans le monde arabe

Les manifestations américaines qui ont suivi la mort de George Floyd ont permis de libérer la parole sur la perception des Noirs dans le monde arabe, mais le chemin reste long pour parvenir à l’égalité des droits. Cet article de l’Orient le jour décrit la situation dans le monde arabe.

OLJ / Par Julie KEBBIStéphanie KHOURI, le 20 juin 2020 à 00h07

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Racisme systémique et « esclavage moderne » : être noir dans le monde arabe

Des employées de maison éthiopiennes manifestent devant l’ambassade d’Éthiopie à Hazmieh, au Liban. Photo João Sousa

« Je pense qu’il est temps pour moi de répondre aux personnes qui me disent : “Voyons Maryam, tu compares le racisme aux États-Unis au racisme dans les pays arabes ? Au moins nous, nous ne tuons pas !” » Dans une vidéo publiée au début du mois sur son compte Instagram, l’actrice palestinienne noire Maryam Abou Khaled dénonce la banalisation des discriminations raciales dans la région et partage ses propres expériences. Avec plus d’un million de vues, la vidéo a un effet retentissant. Les élans de solidarité s’enchaînent dans les commentaires, relayant d’autres témoignages similaires devenus plus visibles dans le sillage de la campagne globale contre le racisme.

Depuis le 25 mai dernier, les manifestations se sont multipliées aux États-Unis, en Europe et dans certains pays africains contre les violences racistes suite à la mort de l’Afro-Américain George Floyd asphyxié sous la pression du genou d’un policier blanc à Minneapolis. Dans le monde arabe, les débats se sont principalement concentrés sur les réseaux sociaux. Les places publiques sont, elles, restées désertes : l’espace de protestation est déjà pris par d’autres combats, comme au Liban et en Irak, ou verrouillé par des régimes autoritaires, comme dans les pays du Golfe.

Le sujet, d’ordinaire en marge du débat, a permis de redonner la parole aux populations concernées. « Être noir est quelque chose que vous ne pouvez pas cacher », constate l’artiste et caricaturiste politique soudanais, Khalid Albaih, contacté par L’Orient-Le Jour. « En tant que Noir dans le monde arabe, il faut faire ses preuves tout le temps. Prouver que l’on n’est pas un réfugié, pas un pauvre, pas un voleur, que, non, nous ne vivons pas tous dans la jungle. C’est épuisant », confie-t-il. Une marginalisation qui s’étend à mesure que le statut socio-économique, l’origine géographique et/ou le genre entre en jeu. « La femme noire ne peut pas quitter le petit cadre tracé par la société. Elle doit être une aide-ménagère, une serveuse dans un café ou, au maximum, une secrétaire. Le jour où elle essaie de quitter ce cadre ou de représenter sa communauté autrement, il y a un refus total », observe Khawla Ksiksi, une jeune activiste tunisienne noire originaire du Sud, où se concentre la majorité de la population noire de Tunisie. « Certains vont jusqu’à démissionner parce que leur chef est noir », ajoute-t-elle. Lire aussi Comment les Arabes américains ont pris conscience qu’ils n’étaient pas (tout à fait) « blancs »

La faible reconnaissance de ces discriminations semble aller de pair avec un déni, ou tout du moins une gêne, pour reconnaître l’héritage raciste du monde arabo-musulman, notamment la traite des Noirs à des fins principalement domestiques qui y a été pratiquée jusqu’au XIXe siècle. « Cela tient également au fait qu’il n’y a pas de prise de conscience, qu’il n’y a pas eu d’explication systémique du racisme et que les témoignages d’Arabes africains ou d’Arabes noirs n’étaient pas écoutés », explique Tuqa Nusairat, directrice adjointe du Rafic Hariri Center et des programmes sur le Moyen-Orient de l’Atlantic Council.

« Abed » ou « ousif »
La mémoire de l’esclavage paraît d’autant plus secondaire que l’unification de l’identité arabe a longtemps été considérée comme indispensable pour se réapproprier le récit colonial qui a joué des divisions et différences ethniques ou religieuses. « Le nationalisme arabe qui considère que, malgré toutes les différences, les citoyens font partie d’une même nation a été modelé par une forme de républicanisme à la française : il faut qu’on appartienne tous à la même communauté civique », note M’hamed Oualdi, professeur des universités à Sciences Po et ancien professeur associé à Princeton. Ajoutée à la faiblesse du débat public, cette négligence mémorielle a été renforcée par des décennies d’autoritarisme ou encore la difficulté d’accès aux sources historiques. « Aux États-Unis, ce qui a permis l’explosion de telles études, c’est justement les années 60 avec les débats démocratiques au sein des universités, qui n’étaient plus le lieu d’une voix unique », observe M’hamed Oualdi. L’évolution des mentalités, des hiérarchies sociales et du langage est dépendante de ce processus long qui en est encore au stade embryonnaire dans les sociétés arabes. L’utilisation de mots issus de la période esclavagiste pour désigner les populations noires, tels que « abed » ou « ousif », signifiant « esclave » en arabe, en est l’une des illustrations les plus emblématiques.

La couleur de peau définit l’appartenance à la communauté nationale, à l’instar de l’ancien président Anouar el-Sadate qui s’était vu accusé de n’être pas assez égyptien. Plus récemment, le célèbre joueur de football Shikabala a fait l’objet d’une vague de commentaires racistes en ligne pour être apparu aux côtés de sa femme et de son enfant, au ton plus clair. « Dans la rue ou dans les magasins, ils nous interpellent : viens là “ya zol”, ou bien viens là “ya Shikabala” ! Une manière de rappeler que nous sommes soudanais, pas égyptiens », raconte Ahmad, un Égyptien nubien qui réside aujourd’hui au Qatar.

Nubiens, Berbères, Bédouins ou réfugiés : les minorités ethniques ou nationales sont les premières à vivre dans leur chair les conséquences de ces représentations biaisées. En Égypte, les attaques violentes à l’encontre des Africains noirs, particulièrement des Soudanais, se confondent avec la stigmatisation qui pèse sur les populations nubiennes du sud du pays. « À l’école, quand ils expliquaient quelque chose sur l’Afrique, tout le monde se tournait vers moi, parce qu’ils considéraient que j’étais africain », se souvient Ahmad. « Beaucoup de gens ne savent pas que les Nubiens sont présents au sud de l’Égypte. Ils pensent que nous sommes des Soudanais émigrés », dit-il.Lire aussi« Après cinq ans de service, je dors dans la rue, sans argent, sans passeport »

Même son de cloche au Maghreb, où les populations noires sont également souvent celles qui sont les plus pauvres, et donc les moins équipées pour faire face aux discriminations ou aux violences. « Le harcèlement contre les femmes noires est très différent et beaucoup plus intense que le harcèlement qu’une femme blanche peut subir. Celui qui nous attaque sait que nous n’avons pas les moyens ou le privilège nécessaire pour nous défendre », observe Khawla Ksiksi. « Dans l’imaginaire collectif, la femme noire est aussi hypersexualisée et n’a aucune sélectivité dans ses partenaires », ajoute-t-elle.

« Esclavage moderne »
Des représentations stigmatisées largement véhiculées par les médias de masse et la culture populaire. Dans le film Ali Spicy, une prostituée noire est par exemple qualifiée d’« animal ». Dans Sa’eedi fil gamaa el-amrikiya, un personnage demande à une prostituée noire : « Pourquoi éteins-tu la lumière? Tu es déjà noire par nature. » Cette image est aussi parfois renforcée par certains mythes populaires. « En Tunisie, les gens pensent que coucher avec une Noire purifie le sang et guérit de toutes les maladies. Ils disent : j’ai la grippe, est-ce que je peux coucher avec toi pour guérir ? » explique Khawla Ksiksi. Outre les populations qui conjuguent les identités noire et arabe, les travailleurs migrants originaires des pays africains et asiatiques souffrent de discriminations similaires, aggravées par la kafala. Ce système de parrainage permet à des pays comme le Liban et ceux du Golfe de subvenir aux besoins internes via un flux international de travailleurs soumis à un régime de droit exceptionnel séparé du droit du travail en place pour les locaux. Les travailleurs migrants dans le Golfe, principalement des hommes dans le domaine de la construction, vivent souvent dans une précarité généralisée – conditions de logement, statut légal, salaire ou protection sociale. Dans le cas du Liban, les violences à l’égard des employées de maison, majoritairement femmes, sont courantes. La problématique a été réactualisée pendant la pandémie de Covid-19 avec le scandale provoqué par les images d’Éthiopiennes abandonnées par leurs sponsors libanais devant l’ambassade de leur pays à Beyrouth. « Si les employeurs n’ont pas honte de les jeter dans la rue, alors on ne peut qu’imaginer ce qu’ils sont capables de faire à l’intérieur des maisons », dénonce Farah Salka, directrice exécutive du Mouvement antiraciste (ARM). « Ce n’est pas une exagération d’associer la kafala à l’esclavage moderne : cela fait partie d’une tendance à la légalisation du racisme dans nos régions », souligne-t-elle.

La mobilisation en vue d’une réforme du système de la kafala progresse en parallèle à la lutte antiraciste, encore principalement animée par les campagnes de sensibilisation au sein de la société civile. Seul l’État tunisien a tenté d’aller plus loin avec l’adoption, en 2018, d’une loi criminalisant les discriminations raciales. Un texte qui marque une victoire certaine, sans pour autant parvenir à enrayer des siècles de marginalisation. « Il est quasiment impossible de retracer la source exacte du racisme, mais il y a un lien clair avec les séquelles de l’esclavage : au sud de la Tunisie, les rapports hiérarchiques entre Blancs et Noirs existent toujours par exemple. Il y a des gens qui sont encore traités comme des esclaves », relève Khawla Ksiksi.

Paresseux ou vulgaire
Normalisation du racisme, responsabilité de la traite, représentations dégradantes : autant de questions qui ont resurgi en bloc dans la foulée des récentes émeutes américaines. « Les protestations en ligne ont aidé à lancer la conversation sur ce sujet d’une manière qui a touché beaucoup de gens », souligne Khalid Albaih. « Il y a plus de volonté d’en parler, y compris de la part de personnes qui ne sont pas des Arabes noirs ou de la région. C’est un grand pas en avant », ajoute-t-il. Parmi les élans de solidarité, certaines réactions en ligne ont été décriées pour leur maladresse, parfois perçue comme injurieuse. Des artistes arabes, à l’instar de la chanteuse libanaise Tania Saleh ou de l’actrice marocaine Mariam Hussein, ont été épinglées après avoir publié des portraits d’elles retouchés pour avoir la peau noire ou pour avoir maquillé leur visage en noir. Le phénomène connu sous le nom de « blackface » a été historiquement utilisé à des fins de divertissement dans la culture populaire. Aujourd’hui mondialement critiqué pour son traitement léger, réducteur et fétichiste de l’histoire des populations noires, il est pourtant toujours commun dans le monde de l’industrie de la musique et du cinéma arabes.

« C’est un outil très puissant qui peut être utilisé pour affecter inconsciemment la perception des Noirs dans la région », estime Tuqa Nusairat. Myriam Farès avait par exemple provoqué un tollé en 2018 avec le clip de sa chanson Goumi dans lequel la chanteuse libanaise pose dans un décor de jungle, maquillée en noir de la tête aux pieds. La même année, le feuilleton égyptien Azmi We Ashgan et la série koweïtienne Block Ghashmara, diffusés pendant le ramadan, avaient été montrés du doigt : les personnages soudanais, joués par des acteurs maquillés, étaient présentés comme paresseux ou vulgaires.

La progressive ouverture du débat, la possibilité nouvelle d’échanges en ligne ou la mobilisation de terrain ont progressivement encouragé une nouvelle prise de conscience au sein des jeunes générations. En parallèle, la remise en question des régimes autoritaires, dont la Tunisie est l’exemple le plus abouti, a également permis de libérer la parole sur ces questions. « Avant on avait peur de parler, mais avec les réseaux sociaux, beaucoup de gens ont commencé à comprendre que le racisme existait », reconnaît Khawla Ksiksi. Une rupture avec la culture du silence qui était de mise, mais qui reste une fissure dans un système encore largement institutionnalisé.

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