Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Aventure himalayenne: Chine et Inde

par Sergei KOJEMIAKINE, observateur politique de la Pravda.

No 50 (30982) 26-29 juin 2020

https://gazeta-pravda.ru/issue/50-30982-2629-iyunya-2020-goda/gimalayskaya-avantyura/

Les incidents frontaliers ont exacerbé les relations entre la Chine et l’Inde.

L’actualité du conflit pour Washington et Delhi plaide en faveur de provocations conscientes. Pour le premier cela contribue à accroître la pression sur Pékin, et pour le second – à détourner l’attention de la population de la crise.

Les héritiers des colonialistes

Les frontières sino-indiennes ne sont pas réputées pour leur calme. Cela est notamment dû à l’héritage de l’ère coloniale. Profitant de la faiblesse de la Chine, les Britanniques, qui possédaient l’Hindustan, soit par la force soit par la ruse, en ont arraché un certain nombre de territoires et tracé arbitrairement la frontière. L’une de ces sections a été baptisée «MacMagon Line», du nom du secrétaire aux Affaires étrangères de l’Inde britannique. À l’un des accords inégaux, ce fonctionnaire a joint une carte avec sa propre frontière dessinée par lui.

Après la formation de la RPC et la restauration de l’intégrité du pays, Pékin a déclaré son désaccord avec de telles fantaisies politico-géographiques. Cela s’est transformé en conflits frontaliers, qui se poursuivent jusqu’à nos jours. Dans les années 1960, Delhi et Pékin ont entamé plusieurs affrontements militaires à grande échelle, mais par la suite, ils ont réussi à régler les incidents sans effusion de sang avec l’aide de la diplomatie. Cela a été facilité par des accords qui ont fixé une «ligne de contrôle effective» entre les pays et interdit l’utilisation d’armes à feu aux unités qui la gardaient.

Cet équilibre bien qu’imparfait a été rompu par les événements récents. En mai, des affrontements ont eu lieu dans plusieurs parties de la ligne de contrôle séparant la RPC et les régions indiennes du Sikkim et du Ladakh. Il n’y a alors pas eu de victime, mais du sang a coulé dans la nuit du 15 au 16 juin dans la vallée de la rivière Galvan dans l’Himalaya. Les raisons de la tragédie ne sont pas complètement claires. Les parties s’accusent mutuellement d’invasion et de provocation. Quant aux victimes, on a d’abord annoncé à Delhi trois militaires morts au corps à corps, mais leur nombre est passé à vingt. La Chine, selon les mêmes sources, a perdu plus de quarante soldats. Pékin a également signalé des morts et des blessés, mais n’est pas entré dans les détails.

Enfin, il convient de noter que le conflit s’est produit au milieu de tentatives de normalisation de la situation. Lors d’une réunion le 6 juin, les délégations des deux pays ont convenu de retirer leurs troupes. Les négociations se sont poursuivies le 11 juin. Mais, comme l’a souligné l’ancien ministre en chef de l’État indien du Jammu-et-Cachemire Omar Abdullah, les questions désagréables pour les autorités sont assimilées en Inde à des crimes antinationaux.

Par conséquent, afin de mieux comprendre la situation, il est nécessaire, d’une part, d’analyser les événements qui l’accompagnent, et d’autre part, d’établir les forces qui bénéficient de la crise. Comme l’écrivait récemment la Pravda (voir numéro 5-8 juin), après le début de la pandémie, les États-Unis ont fortement intensifié leur offensive contre la RPC. L’administration Donald Trump essaie d’épuiser l’ennemi avec de nombreux conflits. Et cela, tant à l’intérieur de la Chine que le long de ses frontières. À cette fin, Washington est intervenu ouvertement dans la situation à Hong Kong et a soutenu les aspirations séparatistes des dirigeants taïwanais. Le 17 juin, Trump a signé une loi autorisant des sanctions contre les responsables chinois “responsables de l’oppression des musulmans” dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang. Le même jour, une déclaration commune des pays du G-7 a été publiée condamnant la politique de Pékin à Hong Kong.

Le projet de budget militaire américain pour 2021 est également antichinois. 69 milliards de dollars seront alloués aux «opérations à l’étranger», dont 1,4 milliard pour la création de «l’Initiative de confinement du Pacifique». Les fonds seront utilisés pour renforcer le système de défense antimissile, étendre les bases militaires et approfondir la coopération avec les alliés régionaux. Comme Washington le souligne, ces mesures envoient “un message clair au Parti communiste chinois que les États-Unis sont pleinement déterminés à protéger leurs intérêts dans la région indo-pacifique”.

Pékin est bien conscient de l’essence de cette politique. S’il recule maintenant, des ultimatums encore plus radicaux lui sont proposés. Et ainsi – jusqu’à la capitulation complète. C’est pourquoi, rencontrant récemment le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, Yang Jiechi, chef du bureau de la commission centrale des affaires étrangères du PCC, a exigé la fin de l’ingérence et le respect de la souveraineté de la Chine. Pour Washington, habitué à l’obéissance, de tels appels s’apparentent à de profondes insultes. Cela conduit à une augmentation des attaques antichinoises, y compris l’extension de leur sphère d’action.

Flatterie stratégique

Utiliser l’Inde comme contrepoids à la Chine n’est pas une idée nouvelle. Mais c’est l’administration américaine actuelle qui a le plus progressé en ce sens. Lors de la visite de Trump en février, les parties ont convenu d’amener les relations au niveau d’un «partenariat stratégique mondial global». Cela est facilité par une série d’accords de défense sur la compatibilité des systèmes de communication, l’échange de renseignements et l’utilisation mutuelle des bases militaires, ainsi que l’achat d’armes américaines par Delhi à des conditions avantageuses. À la fin de l’année dernière, les États-Unis et l’Inde ont mené pour la première fois dans l’histoire des exercices militaires de toutes sortes de troupes « le triomphe du Tigre », et cette année un officier de liaison indien a été détaché au siège du Commandement central des Forces armées américaines. Un succès incontestable de Washington a été l’implication de la marine indienne dans des manœuvres en mer de Chine méridionale, dirigées contre les intérêts de la Chine.

La mise en œuvre de la «stratégie indienne» n’a même pas été affectée par la pandémie. Bien au contraire, les États-Unis, avec une ferveur encore plus grande, ont commencé à “mettre en condition” le gouvernement de Narendra Modi, jouant habilement sur sa vanité. Ainsi, Trump a proposé que Delhi devienne membre de la nouvelle association mondiale – élargie à plusieurs “pays démocratiques” duG7. L’initiative a fait mouche: lors d’une conversation téléphonique avec le président américain, Modi «a exprimé son accord et sa gratitude», affirmant que le projet «correspond aux nouvelles réalités du monde». Les États-Unis ont également acheté un gros lot d’hydroxychloroquine à l’Inde, que Trump présente comme une panacée pour COVID-19 ont fait allusion à la possibilité de conclure un accord commercial bénéfique pour Delhi.

Les tentatives se poursuivent pour mettre en place une “OTAN asiatique” dans quatre pays: les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie. En juin, Modi et le chef du gouvernement australien, Scott Morrison, ont tenu un sommet virtuel et ont conclu un accord de soutien logistique mutuel. Entre autres, l’accord prévoit l’utilisation mutuelle des bases navales et des visites par les navires de guerre des ports des deux pays.

Dès les premières escarmouches dans l’Himalaya, Washington a non seulement soutenu l’Inde, mais lui a également promis sans équivoque toutes sortes d’aide en cas de détérioration des relations avec la RPC. Le Département d’État américain a mis ces événements au même niveau que les actions de Pékin à Hong Kong et en mer de Chine méridionale, ajoutant qu’il s’agit d’une «politique typique de régimes autoritaires». À son tour, le chef du Pentagone, Mark Esper, a déclaré que Washington était attaché à un “partenariat de défense fort” avec Delhi et, flattant Modiau passage, il a laissé tomber la phrase sur “le rôle de premier plan de l’Inde dans la région”.

Mais les déclarations les plus dures ont été confiées à une employée sortante du Département d’État américain, Alice Wells, qui était responsable de l’Asie du Sud et du Centre. Le calcul est rusé: d’une part, lors de son briefing d’adieu, elle exprimait la position de Washington, et d’autre part, dans le cas d’une vive réaction de Pékin, tout peut être mis sur le compte d’une initiative personnelle. Wells a déclaré que Washington “s’opposera toujours aux tentatives de la Chine d’empiéter sur la souveraineté de l’Inde”. Elle a qualifié le comportement de Pékin d’«agressif, provocateur et inquiétant» et, surtout, a annoncé la reconnaissance par les États-Unis de la ligne «MacMagon». Jamais auparavant, même dans les périodes les plus difficiles des relations bilatérales, les autorités américaines n’ont osé franchir une telle étape. C’est après ces déclarations que des affrontements sanglants se sont produits entre l’Inde et la Chine.

Les religieux contre les communistes

En continuant d’explorer la question «Cui prodest?» (“A qui cela profite?”), il convient de noter que Pékin, qui sort avec succès de la crise, a moins que jamais besoin de conflits. En mai, l’économie chinoise a poursuivi sa reprise, en hausse de 4,4% sur un an. L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle a publié des nouvelles importantes. Elle a indiqué que, pour la première fois, la Chine est devenue la championne du nombre de demandes internationales de brevet, évinçant le leader de toujours – les États-Unis. L’année dernière, la Chine a déposé près de 59 000 demandes, soit 25 fois plus en 15 ans. A titre de comparaison: la Russie occupe la 22e place avec 1,2 mille demandes.

L’Inde ne peut se vanter de tels succès. Le pays est entré dans le triode tête en termes d’augmentation quotidienne du nombre de personnes infectées, le nombre de victimes de coronavirus atteignant 2 000 par jour. Malgré cela, les autorités ont accepté d’affaiblir la quarantaine. La plupart des États ont ouvert les centres commerciaux, les cafés et les temples. La raison en est l’incapacité du gouvernement à fournir aux habitants ne serait-ce qu’un minimum de moyens de subsistance. Plus de 80% des ménages ont connu une forte baisse de leurs revenus. Selon les prévisions de la Banque mondiale, d’ici la fin de l’année, le nombre de citoyens pauvres augmentera d’au moins 104 millions et ceux vivant dans l’extrême pauvreté – de 12 millions. La baisse du PIB est estimée à 4-5%.

Dans ce contexte, le mécontentement de masse augmente.

Le 16 juin, les forces de gauche ont organisé une manifestation pan-indienne demandant des mesures socio-économiques urgentes. L’une d’eux est le paiement de 7,5 mille roupies [environ 90 €, NdT] à chaque famille à faible revenu et une allocation de 10 kilogrammes de céréales chaque mois pendant six mois. De plus, les communistes insistent sur la sécurité de l’emploi et sont scandalisés par la hausse des prix des denrées alimentaires et des carburants. «Les gens meurent de faim, ils n’ont pas de nourriture. Nous ne pouvons pas avoir faim et être une “Inde indépendante” en même temps. Vous privatisez l’ensemble du secteur public et abrogez les lois du travail, mais cela ne rendra pas l’Inde indépendante », a déclaré le secrétaire général du Comité central du Parti communiste (marxiste) Sitar Yechuri, se référant au plan anti-crise du gouvernement de l’Inde indépendante. Il prévoit la privatisation à grande échelle des entreprises, y compris dans les secteurs stratégiques.

Sous prétexte de la pandémie, les autorités ont cessé de verser même les tranches financières obligatoires aux Etats, sans parler de tranches d’urgence. Selon les communistes, le gouvernement veut utiliser la crise pour saper le système fédéral et en même temps détruire complètement les fondations laïques et démocratiques de l’Inde. L’opposition de gauche n’est pas satisfaite de l’orientation de la politique étrangère du pays. Elle s’oppose à la “dépendance vassale” devant les États-Unis et appelle à des négociations de haut niveau avec la Chine pour maintenir la paix et la stabilité à la frontière.

L’irritation des autorités est renforcée par le fait que les meilleurs résultats dans la lutte contre le coronavirus ont été obtenus par l’État du Kerala, dirigé par les communistes. Bien qu’il ait été le premier aux prises avec l’infection, la situation a rapidement été maîtrisée. Avec un taux de mortalité national de COVID-19 de 3,3%, au Kerala ce chiffre est inférieur à 0,5%. Le ministre d’État Pinaray Vijayan l’explique par le haut niveau de développement de la santé publique, la localisation rapide des foyers de la maladie, ainsi que les mesures de quarantaine. L’efficacité de cette dernière a été facilitée par le soutien social. 10 millions de familles ont reçu des avantages financiers et tous les ménages, sans exception, ont reçu des colis alimentaires. Récemment, le gouvernement de l’État a annoncé deux nouveaux programmes visant à garantir la sécurité alimentaire et à aider les petites et micro-entreprises.

Les partisans des forces d’extrême droite prennent n’importe quel prétexte pour attaquer les communistes. Par exemple, le mariage de la fille de Vijayan avec un jeune homme qui professe l’islam a provoqué toute une campagne de propagande. Le conflit frontalier est devenu une occasion de débordements nationalistes encore plus grands. Des militants du parti au pouvoir et des mouvements hindous ont brûlé publiquement des drapeaux chinois et des portraits du président Xi Jinping. Les réseaux sociaux sont remplis d’appels à la “vengeance sanglante” et au boycott des produits chinois.

Le gouvernement Modi, au lieu de normaliser la situation, ne fait qu’ajouter de l’huile sur le feu. Il a interdit aux entreprises de télécommunications publiques d’utiliser des équipements chinois et a menacé d’imposer des droits antidumping élevés sur les marchandises en provenance de Chine. Les médias progouvernementaux, à la suite de Trump, accusent Pékin de “propagation du coronavirus” et accusent en même temps l’opposition de liens secrets avec la Chine.

Les dangers d’une telle politique sont mis en avant par l’édition chinoise de Huanqiu Shibao. Le désir de capitaliser sur la pression américaine sur la Chine, notent ses auteurs, ne conduira pas à la prospérité en Inde. Au contraire, le pays risque de devenir l’otage des aventures de Washington qui, à leur tour, peuvent lui apporter de nombreux malheurs et bouleversements.

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