Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La mort de Lénine, comment filmer le “communisme” ?

Cet extrait du discours prononcé par Staline lors de l’enterrement de Lénine pose bien l’enjeu de ce que va tenter de représenter le stalinisme et que Staline lui-même finira par incarner : le communiste comme un homme nouveau totalement désintéressé, l’armée disciplinée et dont chaque individu s’oublie pour représenter une transcendance celle de l’émancipation humaine.

La représentation de cet engagement communiste avec dès le départ la figure centrale de Lénine va donner lieu à un débat entre cinéastes et non des moindres puisqu’il s’agit de Dziga Vertov et Eisenstein. Voici donc les mots que Staline a prononcé lors de l’enterrement de Lénine…

Nous sommes, nous communistes, des gens d’une facture à part. Nous sommes taillés dans une étoffe à part. Nous formons l’armée du grand stratège prolétarien, l’armée du camarade Lénine. Il n’est rien de plus haut que l’honneur d’appartenir à cette armée. Il n’est rien de plus haut que le titre de membre du parti qui a pour dirigeant et pour fondateur le camarade Lénine.

En nous quittant le camarade Lénine nous a recommandé de tenir haut et de garder dans sa pureté le glorieux titre de membre du parti. Nous te jurons, camarade Lénine, d’accompli avec honneur ta volonté.” (…)

Dziga Vertov et Sergueï Eisenstein

Le personnage de Lénine dans Octobre, S. M  Eisenstein, 1927. © Films sans frontières

Le personnage de Lénine
dans Octobre,
S. M. Eisenstein, 1927.
© Films sans frontières

En 1923, Sergueï Eisenstein réalise son premier court métrage, Le Journal de Gloumov, pour la pièce de théâtre Un Sage d’Alexandre Ostrovsky. Supervisé par Vertov, le film est repris sous le titre Sourire printanier du Proletkult par la Kinopravda du printemps qui est présentée le 21 mai 1923. Au cours de cette même année, Eisenstein publie son premier manifeste, « Le montage des attractions », dans le troisième numéro de la revue Lef, en même temps que le texte « Kinoks – Révolution » de Vertov. Les deux hommes semblent alors proches, comme le rapporte Vertov : « À cette époque Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein estimait notre travail. Il a assisté à chaque projection de la Kinopravda, à chaque discussion à son sujet »(1). » La situation évolue l’année suivante avec leur premier long métrage, La Grève, et Kinoglaz.

Ce qu’il faut apprécier c’est le cahier de charges établi en 1923 qu’impose le cinéma soviétique, quand il s’agit d’un sujet historique, il est précisé qu’en aucune cas, il ne saurait s’agir de reconstitutions à la mode américano- européenne mais bien d’éduquer à la dictature du prolétariat. On choisit un fait historique rigoureusement établi et on lui donne les développements qu’un examen marxiste lui impose. Autrement dit, on considère le fait historique sous l’angle communiste, on projette les événements du passé sur le plan révolutionnaire actuel, ce qui donne à l’histoire son véritable prolongement. Pas d’exaltation romantique et stérile, mais le réalisme toujours présent de son sacrifice, de son travail, de sa volonté et de ses buts.”(2)

Vertov reproche à Eisenstein d’emprunter des éléments au « ciné-œil » pour l’appliquer au cinéma de fiction, abandonnant les « faits » pour « l’art ». Eisenstein lui répond : « Le Kinoglaz n’est pas seulement le symbole d’une vision, mais aussi d’une contemplation. Or, nous ne devons pas contempler, mais agir. Ce n’est pas un “ciné-œil” qu’il nous faut, mais un “Ciné-poing”. Le cinéma soviétique doit fendre les crânes ! Et ce n’est pas “par le regard réuni de millions d’yeux que nous lutterons contre le monde bourgeois” [Vertov](3). »

Ainsi tous deux se réclament de l’art révolutionnaire hérité d’Octobre, mais divergent sur le recours ou non à la fiction. Comme La GrèveLe Cuirassé Potemkine (1925) emprunte, selon Vertov, des éléments au « ciné-œil ».

L’utilisation d’un acteur dans le rôle de Lénine pour Octobre (1927) provoque une polémique. Dans « Mon Octobre », Eisenstein défendra son choix en parlant d’un cinéma « par-delà le joué et le non joué ».

L’opposition entre les deux hommes semble consommée.

À propos de l’utilisation du ralenti dans L’Homme à la caméra, Eisenstein écrit : « il ne s’agit que de coq-à-l’âne formalistes et de pitreries gratuites dans l’emploi de la caméra(4) » De son côté, Vertov parlera de son film comme un pas supplémentaire vers un « Octobre de la non-fiction(5) ».

Le débat se poursuit : en 1926, Dziga Vertov continue de dire l’amertume qu’il éprouve devant ce vol du cinéma-oeil par “un grand prêtre de l’art” qui met en scène l’histoire par dramatisation interposée, ce qui je crois correspond entiérement au projet stalinien, même si Staline tient à “l’exactitude historique dans l’art” et s’en explique longuement avec Eisenstein à propos d’Ivan le terrible et dans des termes qui n’ont rien à voir avec l’interprétation qu’en font les critiques occidentaux .(6)

La mort existe, mais ce n’est qu’un fait et c’est ce fait qui doit être montré:”Voici Lénine vivant et le voilà mort. Le chagrin surmonté,la conscience du devoir oblige sa femme et sa soeur à continuer leur tâche avec une énergie accrue. Les paysannes travaillent, et les ouvrières, et aussi la monteuse qui sélectionne les négatifs de la kinopravda(7)”

Si la formation de Vertov est liée aux actualités, celle d’Eisenstein se rattache au théâtre.

La réponse d’Eisenstein fut violente, voici telle que la rapporte Didi-Huberman(6) dont il faut relire l’ensemble de l’argumentation sur la représentation du deuil chez les peuples. Notez que l’on retrouve chez Brecht et Lang à propos de la représentation de la lutte contre le nazisme cette exigence de la fiction (8) On va retrouver la même querelle encore entre Lang et Godard.

“En renonçant à construire toute “expression, Dziga Vertov croît sans doute jeter par dessus bord la totalité de l’art ancien, de l’art bourgeois. Mais il n’a pas vu que, ce faisant, il retourne à quelque chose de bien plus rudimentaire, qui est la pure et simple impression devant le monde visible: un “impressionnisme primitif”, dira Eisenstein. Le résultat, c’est que “Vertov tisse la trame d’un tableau pointilliste” typiquement petit bourgeois et qui ne révèle, au fond, que “son impuissance formelle a avoir le moindre effet”. Fallait-il “sténographier”, demande Eisenstein, une scène telle que le massacre final de la grève ou celui du Potemkine? Certainement pas. Ce que nous devons demander au cinéma n’est pas seulement de voir ou de contempler, mais de comprendre -prendre avec soi- et, plus encore, de se mouvoir en vue d’agir. “(9)

Un film pour Eisenstein doit faire violence au spectateur, convoquer son énergie et donc , procéder à l'”approfondissement tragique et psychologique du traitement de la situation”, il faudra trouver des formes dit Didi-Huberman qui seront “exastiques”: c’est-à-dire des formes capables de s’extraire d’une stase, d’une frontière, d’une clôture, d’un statu quo. IL doit intensifier, exagérer, le rythmer par les moyens conjugués du cadrage, de la mise en scène, de la lumière, de la caricature – cet art si important pour lui, à commencer par les gravures d’Honoré Daumier qu’il vénérait. pour peindre ce mort qui exige justice… le spectateur est happé par les gros plans pathétiques.

En fait,si Lénine a un goût assez classique en matière d’art et parait avoir du mal à s’intéresser aux querelles du milieu artistique, Staline lui est passionné de littérature, de théâtre et de cinéma parce qu’il n’a que trop partagé la recherche de la dramatisation de la politique pour lui faire accéder à un statut historique et il adopte successivement les positions de Vertov et celles de Eisenstein en refusant que l’art ait une expression de “droite ou de gauche” (9)mais en exigeant qu’il traduise une nouvelle civilisation celle de l’homme communiste.

Nier tout cela est d’une telle inculture, un tel appauvrissement non seulement de l’histoire des communistes mais de celle de l’humanité que l’on ne peut se résigner à une telle bêtise… à une telle castration de l’action. je suis pour ma part totalement convaincue que je ne parle pas du passé, mais de l’avenir qui est là devant nous., je ne veux pas d’hagiographie mais la réalité de ce qu’ils ont été, de ce que nous avons été et pas celle que de petits marquis insipides croient susceptible de nous faire accepter des maîtres es-oppression et alienation.

(1) Dziga Vertov, « Pour défendre les actualités », ibid.

(2) Léon Moussinac Le cinéma soviétique,nrf, 1928, Paris,p.44

(2)Sergueï Eisenstein, « Sur la question d’une approche matérialiste de la forme », op. cit.

(3) Traduit du texte anglais « The Cinematographic Principle and the Ideogram » cité par Annette Michelson dans « L’Homme à la caméra. De la magie à l’épistémologie », numéro spécial de la Revue d’esthétique, « Cinéma : théorie, lecture », Klincksieck, 1978.

(4) Dziga Vertov, « L’Homme à la caméra, la cinégraphie absolue et le radio-œil », ibid.

(5) voi à ce propos l’article de ce blog sur le dialogue entre Staline et Eisenstein à propos de ce film : https://histoireetsociete.com/2020/02/18/jv-staline-la-discussion-avec-sergei-eisenstein-sur-le-film-ivan-le-terrible/

(6) didi- Huberman Peuples e larmes, peuples en armes. L’oeil de l’histoire 6 Les éditions de minuit .2016, p.251 à 256

(7) voir Danielle bleitrach Brect et Lang, le nazisme n’a jamais été éradiqué, Lettmotiv 2015.

(8) Didi Huberman p.251

(9) Voir s “réponse à Bill-Biélotserkovski qui débute ainsi : 1) j’estime erroné le fait même de poser la question d’éléments de droite et de gauche en littérature (et donc aussi au théâtre). Le concept de droite ou de gauche aujourd’hui est un concept du parti… L’ensemble de la lettre est à lire dans “Staline textes, paru en 1983, dans la collection “essentiel” des éditions sociales. il y parle de “civilisation soviétique”.

Print Friendly, PDF & Email

Vues : 440

Suite de l'article

2 Commentaires

  • Françoise

    J’ai tout regardé. La force de Vertov c’est la cadrage et le montage, très loin du “pointillisme bourgeois” à mon humble avis. Son vrai Lenin est mille fois plus sensible que celui représenté par Eisenstein malgré toute la force de la mise en scène.La mise en scène d’Eisenstein donne du souffle à l’histoire. La non mise en scène de Vertov en fait un cinéaste humanist. Bref, j’ai beacoup aimé son film. Je n’avais vu que l’homme à la caméra il y a très longtemps. Merci Danielle.

    Répondre
    • Danielle Bleitrach

      c’est ce que je ressens devant le film de Vertov… outre le propos, il ne nous laisse pas la mort mais la vie… il est un absence mais cette absence est meublée par ce bonheur et cette émancipation conquise… Très loin du pointillisme, peut-être l’impressionnisme, mais tu as raison sur le cadrage… Cela dit Eisenstein c’est une dramaturgie,une épopée, c’est pour cela que je crois qu’il était ce que souhaitait Staline, une mise en scène pour dire le communisme. Cela dit leur dispute est violente, ils ont un côté juifs en train de se battre sur un verset du talmud qui me fait rire et m’émeut, ils y croient tellement… Le communisme a eu des metteurs en scène de cette dimension là, des géants… y compris Bunuel,Mizoguchi, Gremillon… et maintenant il y a guediguian et Costas Gravas… On se battait sur un film…

      Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.