Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Fidel et Raoul, une analyse écrite au moment de la passation des pouvoirs

Hier Raoul Castro a eu 89 ans., et j’ai voulu célébrer cet anniversaire pour un des hommes politiques pour lesquels j’éprouve respect et quelque chose de l’ordre de l’affection pour un communiste modeste, chaleureux et cherchant toujours le meilleur.

Cet article a été écrit en septembre 2006, mais il est intéressant de le relire aujourd’hui. Quand le 31 juillet 2006, Cuba et le monde ont été informés du retrait et de la maladie de Fidel Castro(1), dans le flot de désinformation qui nous a accablés en France à la suite de l’abandon temporaire de ses responsabilités aux mains de Raoul Castro, les journalistes français ont eu du mal à expliquer qui était ce dernier(2). L’inévitable “expert” Jacobo Machover et d’autres du même acabit sont venus expliquer que RAoul ne “tiendrait” rien, parce qu’il n’avait pas le charisme de son frère, que quasiment personne ne le connaissait à Cuba. Machover, enterrant avant le temps Fidel, lui rendait pour la première fois un hommage détourné: il reconnaissait implicitement que Fidel ne tenait pas son peuple par la terreur mais par le “charisme”. Mais c’était pour mieux, une fois de plus, nous asséner quelques contrevérités.Voici donc ce que j’ai écrit à l’époque pour expliquer aux Français la réalité de cette sucession.Je n’y ai rien changé (3)

Mais qui est Raoul Castro ?

Contrevérités: Le thème de l’armée a été repris par les “experts”, Dans le Monde du 10 aout 2006, dans une “libre opinion, Raoul Rivero dans un etat d’exaltation déclarait qu’il y avait un tank, derrière chaque cubain. Je n’ai pas vu un seul tank à Cuba et s’ils existent, ils sont enterrés. Autre expert, Serge Raffy, l’auteur du livre le plus mal informé sur Cuba (4), c’est un peu comme si on faisait témoigner à l’élection d’un pape, Dan Brown l’auteur du Da Vinci code. Tout rétablissement des faits, simplement des faits est taxé d’hagiographie.


En effet, non seulement on connaît Raoul à Cuba, mais il n a pas l’image qu’on lui bâtit déjà ici, en suivant fidèlement la consigne du crétin assassin de la Maison-Blanche. Car de ce côté-là, aux Etats-Unis, rien n’a bougé. Des voix se sont élevées pour réclamer la fin du blocus. Rien de bien nouveau dans cette demande: depuis des années il y a une majorité au congrès pour exiger l’assouplissement du blocus, des démocrates, mais aussi des Républicains issus des milieux d’affaire. Bush a dit: pas question de revoir le blocus; Fidel Castro a passé le pouvoir “à son frère, le gardien de prison”.
A Miami, les excités se donnent en spectacle et crient comme tous les fascistes de leur espèce”Viva la muerte”, on nous les présente comme la “vraie” Cuba. Quant aux “dissidents” interviewés par les médias, ils font profil bas, et l’on a même pu noter avec intérêt la réflexion: “Raoul Castro n’est pas éternel” et les habituelles spéculations sur les divisions internes de l’appareil, sans parler de l’armée elle-même, spéculations que rien ne fonde mais qui sont reprises et amplifiées jusqu’à l’absurde.

Donc personne en France ne sait qui est Raoul Castro et que la passation des pouvoirs est prévue par la Constitution Cubaine, à la manière dont la Constitution française, en cas de vacances de la présidence, donne les pouvoirs au président du Sénat. Car Raoul n’est pas seulement “le frère” de Fidel, il est un homme d’Etat bien connu des Cubains et apprécié pour ses diverses qualités.

Raoul Castro fait dès la première heure de la Révolution partie du groupe autour de Fidel. Il y a Che Guevara, Camilio Cienfugos et Raoul Castro.C’est même lui qui à Mexico présente le Che à son frère. Il est vrai qu’il n’a pas l’aspect flamboyant de son frère aîné, mais c’est un grand organisateur,un révolutionnaire. On insiste souvent sur son “pragmatisme”, en l’opposant au caractère “visionnaire” de Fidel. Raoul Castro est passionné par la théorie, le débat d’idées, mais il est aussi celui qui traduit en fait, en organisation les décisions et de ce fait éclaire la décision, y participe pleinement.

Une anecdote courait à Cuba durant la Période spéciale, une broma,un plaisanterie: tout Cuba avait faim et maigrissait, un paysan restait replet et visiblement en pleine forme. Raoul vient le voir et lui demande son secret. “Je mange cette herbe” dit le paysan. Raoul la fait analyser et lui trouve des qualités nutritives extraordinaires, il ordonne: “Produisez cette herbe en quantité et distribuez-là aux Cubains”. Fidel intervient:”Pas question d’y toucher, il faut la conserver en cas d’invasion et de durcissement du blocus”.

Cette anecdote résume assez bien la manière dont les Cubains voient les deux frères. Ils savent le rôle joué par Raoul dans la Révolution. Non seulement la manière dont il a créé de toute pièce une armée révolutionnaire, qui dès cette époque a pour objectif de défendre l’île mais d’assurer par ses interventions actives une aide matérielle aux Cubains.

comme me l’expliquait une amie après la maladie de Fidel, “Raoul alors que tout le monde était dans les limbes et ne savait comment assurer la survie a pris les choses en main, il a défendu et imposé une mesure qui n’avait rien d’évident, l’ouverture des marchés paysans où ces derniers portaient à la ville les produits de leur propre culture“.

Cela a évité aux Cubains de mourir d’inanition, et Fidel s’est rangé à cette idée qui lui déplaisait, parce qu’il voyait bien que cela pouvait donner lieu à la naissance d’une paysannerie enrichie et égoïste. S’ily a quelque chose que les frères Castro ont en commun c’est bien leurs liens forts avec la terre, l’agiculture, c’est également la passion de Fidel(4). Dans le même temps, Raoul a développé de grandes fermes gérées par l’armée, encore aujourd’hui (en 2006) quand les prix ont tendance à monter dans les marchés, l’armée intervient en proposant en grande quantité des produits agricoles qui stabilisent les prix.


Mais le rôle de l’armée sous sa direction ne s’est pas limitée là. Elle gère directement des entreprises, en particulier dans le secteur touristique et elle met en place des méthodes de gestion qui sont transférées dans d’autres secteurs(5). L’armée cubaine est la seule armée à s’autofinancer. Mais ce laboratoire ne se limite pas à l’économie, Cuba cherche à créer un tourisme écologique, respectueux de l’environnement, où l’on ne bronzerait pas idiot”, c’et l’armée qui innove et dans le cadre de la restructuration sucrière, des terres sucrières de la province de Santa Clara sont l”‘objet de l’innovation d’un tourisme écologique.r

Les liens entre cette armée révolutionnaire et la puissante centrale syndicale cubaine sont très forts. Quand nous avions fait notre enquête dans les centrales sucrières, nous avions été frappés par l’existence de ces liens. Les locaux syndicaux affichaient des portraits de Raoul, et les travailleurs du sucre se considéraient comme en état de mobilisation en cas d’invasion. A cette occasion, nous avions découvert un autre maillage de la société cubaine que celui que l’on peut percevoir dans les cercles intellectuels de la Havane. Toutes nos enquêtes nous ont confirmé cette capacité organisationnelle,partant des problèmes concrets affrontés par les Cubains, leur apportant des réponses, des hommes et des femmes de terrain.

Raoul Castro ne s’oppose pas au caractère visionnaire de so aîné, il le complète, l’assure, en mettant en oeuvre depuis toujours une organisation révolutionnaire et populaire. Les Cubains connaissent ce travail mené par Raoul et l’apprécient. Sans se désintéresser des relations internationales, conduisant souvent des délégations d’étude en particulier en Chine, il agit d’abord pour améliorer la situation de Cuba, renforcer la défense de l’île;
Si Fidel est une figure titanesque, un symbole de l’unité de Cuba, Raoul a un réseau de fidélité, de confiance.L’image que l’on donne de lui d’homme de l’ombre n’est pas exacte, il est chaleureux, vivant et par exemple aime danser, faire la fête alors que son aîné est plus austère,plus lointain.


La passation des pouvoirs est donc parfaitement constitutionnelle et de surcroît elle correspond à l’état d’esprit de l’immense majorité des Cubains. Qu’ils soient critiques ou non sur le système politique, et dans une certaine mesure ils le sont tous, y compris Fidel, il suffit de relire son discours du 17 novembre 2005 pour mesurer à quel point les dirigeants et le peuple cubain ne cessent de dénoncer “ce qui ne va pas”, tentent de le corriger, mais ils ont tous la volonté de résister à la colonisation américaine. Nommer celui qui dirige l’armée révolutionnaire dans ces heures où les Etats-Unis auraient pu tout tenter était donc parfaitement logique. Depuis plus de quarante ans , Cuba subit une guerre larvée, attentats terroristes, blocus et propagande, il était donc normal que l’armée révolutionnaire, celle qui repose sur la mobilisation populaire soit à la tête du pays.

Cuba est un régime d’Assemblée, depuis le niveau local jusqu’au niveau national. Fidel est élu comme président par l’Assemblée nationale du pouvoir populaire dont il est l’un des députés élu par la base. Fidel ne délègue que ce qu’il a en charge, c’est-à-dire trois fonctions constitutionnelle, celle de secrétaire du Parti, celle de Président du Conseil d’Etat et celle de commandant en chef de l’armée cubaine. Il les délègue à une seule personne prévue par l’article 94 de la Constitution, qui est Raoul lui-même second dans toutes ces fonctions. En outre, Fidel a pris l’habitude de s’investir dans des domaines de travail spécifique auxquels il donne une impulsion; En général ces domaines relèvent à la fois du National et de l’international. Il s’agit dans ces cas des trois domaines de l’énergie,l’éducation et la santé. Il demande à des responsables de travailler en collégialité pour surveiller la bonne marche de ces dossiers.

Donc, il ne s’agit pas d’une sorte de comité de salut public qui prendrait en main les rènes de Cuba, mais bien de la poursuite du fonctionnement des institutions cubaines.

Conclusion

Toutes ces remarques relèvent du simple constat mais on peut en conclusion émettre quelques hypothèses sur les raisons d’une passation aussi tranquille alors que le pire était annoncé.

1-La plupart des Cubains avec lesquels nous avons dialogué ont insisté sur un aspect, le caractère “préparé depuis longtemps” de cet événement. Là encore dans les médias occidentaux personne n’avait entendu la manière dont ces dernières années Fidel Castro ne cessait d’affirmer que, lui, mort, Cuba était prête. Il a même à plusieurs reprises expliqué qu’en cas d’invasion, il se rendrait avec quelques compagnons et une mitrailleuse et que sa mort ne changerait rien, la résistance n’avait pas besoin de lui.
2- Alors était-ce parce qu’il y avait Raoul Castro que Cuba était prête? Incontestablement son efficacité, celle de tous les responsables qui sont allés sur le terrain pour expliquer que Fidel avait besoin de repos, on comptait sur l’esprit de responsabilité des Cubains et que la tâche essentielle était de préserver l’unité du peuple a été déterminant. On n’a pas vu beaucoup Raoul à la télévision, il a agi à sa manière, sur les lieux de travail, pas comme homme de l’ombre, comme homme de terrain. Mais ce fait va encore plus loin, Raoul Castro n’apparaît pas à la télévision pour commenter à la manière de Fidel tout ce qui se passe y compris l’arrivée des cyclones, c’est parce qu’il n’est pas le “double” de Fidel Castro. C’est au point qu’au début les Cubains se sentaient orphelins de cette parole. Mais, cette passation tranquille a dit ce dont nous sommes convaincus à savoir que le véritable successeur de Fidel Castro est le peuple cubain, les institutions qu’il s’est données.

Certes Raoul et Fidel ont joué et jouent un rôle essentiel dans la résistance cubaine, mais comme le disent les Cubains “Fidel est notre dignité, mais sans nous il n’aurait rien pu faire“. Loin d’être une société bloquée,si Cuba a survécu, n’est-ce pas à cause de sa capacité d’initiaitve et de prévision. IL n’y aura pas un second Fidel, Raoul ne se prête pas au rôle. IL est la certitude que colonie en 1959, Cuba est souveraine, sa garantie est son peuple.L’île choisira son destin et Raoul sera là à ses côtés comme toujours.
3-IL reste la question de l’entretien de la conscience révolutionnaire et là, nous sommes devant une inconnue le rôle dirigeant du Parti qui n’a pas eu de Congrès depuis de nombreuses années. Il y avait eu dans les années quatre-vingt une tentative de “rectification”,interrompue par la période spéciale, mais aussi le constat de ce qui s’était passé en URSS, mais on peut également considérer que quand intervient la maladie de Fidel, Cuba est entré dans un nouveau processus de rectification avec la transformation énergétique et la remise en cause des gaspillages, de la corruption, des effets de la période spéciale.

Danielle Bleitrach

(1) Si l’image de la chute est passée en boucle, nous n’avons rien su la suite de ce qui s’était passé le jour de la fameuse chute, Fidel Castro était venu à Santa Clara lancer un des nombreux programmes sociaux de la révolution, il a fait une mauvaise chute, s’est fracturé la rotule en treize morceaux,la clavicule et a eu la force de surmonter sa douleur pour revenir au micro rassurer les Cubains.
(2) Nous ne manquons pas d’écrivains, journalistes,intellectuels qui connaissent Cuba, des universitaires comme remy Herrera,Jean lamore, des journalistes comme Ignacio Ramonet et Maurice lemoine, mais “les experts” invités sont ceux qui répercutent la doxa des USA. Eux seuls sont considérés comme “objectifs”.

(3) Ce texte a été repris ultérieurement dans un livre publié avec Jean François Bonaldi: cuba, Fidel et le Che ou l’aventure du socialisme. Le temps des cerises. 2017 .P.273 à 278
(4)Serge Raffy, Castro l’infidèle, Paris 2003, Fayard. Depuis Serge Raffy a pris la direction de l’OBS.
(5) Raoul semble s’être attaché depuis la maladie de Fidel en priorité à la question agricole dans la mesure où elle conditionne une des questions essentielles pour les Cubains (outre le transport et le logement), l’approvisionnement et l’amélioration du pouvoir d’achat; Cf. dans granma du 24 décembre 200 le compte-rendu de l’Assemblée du pouvoir populaire.(note rajoutée dans le texte du livre paru en 2007)
(6) il ya eu diminution des subventions de l’Etat aux entreprises publiques et en 2004-2005, 70% des entreprises d’Etat cubaines présentaient des budgets excédentaires contre 30% en 1993, résultat d’une plus grande autonomie de gestion et de financement avec accès direct au commerce extérieur.

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