Qui l’eût cru ? Depuis quelques jours, on parle beaucoup du Viêt Nam. Le courrier international titre : « L’étonnant succès du Vietnam communiste face au coronavirus« . Le Telegraph, un des plus grands journaux britanniques, s’étonne : « Comment un pays de 95 millions d’habitants frontalier avec la Chine n’a-t-il enregistré aucun mort ? » Le Viêt Nam, ce pays que le cinéma américain a figé dans l’imaginaire des Occidentaux sous les traits du petit paysan dont la barbarie eût raison de la première armée du monde dans les années 1970, le Viêt Nam deviendrait… un modèle pour l’humanité ! Mais ce n’est pas tout : le Viêt Nam s’exporte, il offre son assistance aux pays… développés ! « Le pays a fait don ces deux derniers mois d’au moins 1,5 million de masques à plusieurs pays d’Europe de l’Ouest et aux États-Unis, qui en manquent cruellement. » Le monde à l’envers : la pandémie mondiale de SARS-CoV-2 renverse la table !
Le 30 avril, c’était un jour important pour les Vietnamiens. C’était le 45e anniversaire de la libération du Viêt Nam du Sud et sa réunification avec le Nord. Est-ce que ce n’est pas le moment de revenir sur l’ironie extraordinaire de la situation ? L’ironie de l’ancienne proie qui vole au secours de ses anciens prédateurs !
Après la Seconde Guerre Mondiale, il devenait difficile de justifier la possession d’un empire colonial. Le principe de tels empires, que les gouvernements le reconnaissent ou non, c’est la subordination des peuples orientaux et africains aux populations européennes. Autrement dit, c’est une question de race. Mais comment justifier de telles politiques raciales après la Seconde Guerre Mondiale ? En luttant contre l’Allemagne nazie et le Japon de Hirohito, les Alliés n’avaient-ils pas affirmé avec force leur adhésion à l’idéal des Lumières, à la liberté naturelle de tous les hommes, à leur égalité quelle que soit leur race ? La contradiction n’était-elle pas évidente, entre des puissances occidentales qui venaient d’imposer aux forces de l’Axe ce principe de l’égalité, mais qui prétendaient en même temps maintenir sous leur joug leurs colonies africaines et asiatiques ?
En 1945, le Viêt Nam, c’est encore un territoire colonial français alors appelé l’Indochine, divisé en trois entités : les protectorats du Tonkin et de l’Annam, et la colonie de la Cochinchine à l’extrême sud. Le Japon, dans sa foudroyante expansion impérialiste des années 1940, a néanmoins conquis une partie du territoire français. Le Viet Minh, un front pour l’indépendance du Viêt Nam, est créé sous l’impulsion du Parti Communiste indochinois emmené par Hô Chi Minh pour libérer le peuple vietnamien de l’emprise de ces deux impérialismes, le colon français et l’occupant japonais. Mais si deux loups menacent une biche, les prédateurs s’entredéchirent et la biche s’enfuit ! Le Viet Minh tira profit de ces rivalités suicidaires et lança l’insurrection en aout 1945. Hô Chi Minh ouvrit alors la voie de la lutte pour l’émancipation de tous les peuples colonisés en proclamant à Hanoï le 02 septembre 1945 l’Indépendance de la désormais République Démocratique du Viêt Nam.
Mais le peuple vietnamien était loin d’en avoir fini avec ses prédateurs. Le gouvernement français, d’abord, qui avait renforcé son pouvoir avec l’aide des Britanniques et des Américains à Saïgon, en Cochinchine, et qui n’attendait que le moment favorable pour reconquérir le Nord Viêt Nam. Mais surtout, la Chine, la Chine du Kuomintang. Comment le faible Viêt Nam pourrait-il résister à son puissant voisin, comment ne pas être réduit à l’état de simple vassal de la Chine ? Ne valait-il pas mieux finalement s’allier… aux Français ? C’est le plan d’Hô Chi Minh : « Ne réalisez-vous pas ce que cela signifie, que la Chine reste [sur notre territoire] ? Avez-vous oublié votre histoire ? La dernière fois que les Chinois sont venus, ils sont restés mille ans. Les Français sont des étrangers. Ils sont faibles. Le colonialisme meurt. Rien ne pourra résister à la pression internationale pour l’indépendance. Peut-être resteront-ils un peu, mais ils finiront par partir parce que l’homme blanc est fini en Asie. Mais si les Chinois restent maintenant, ils ne partiront plus. En ce qui me concerne, je préfère respirer la merde française pendant cinq ans plutôt que la merde chinoise pour le reste de ma vie. » (Pentagon Papers, 1971, I.51).
Pourtant, fin 1946, le gouvernement français s’étant montré arrogant dans ses négociations, la guerre devint inéluctable, et Hô Chi Minh la prévoyait ainsi : « Ce sera une guerre entre un tigre et un éléphant. Si jamais le tigre s’arrête, l’éléphant le transperce de ses puissantes défenses. Seulement le tigre ne s’arrête pas. Il se tapit dans la jungle pendant le jour pour ne sortir que la nuit. Il s’élancera sur l’éléphant et lui arrachera le dos par grands lambeaux puis il disparaîtra à nouveau dans la jungle obscure. Et lentement l’éléphant mourra d’épuisement et d’hémorragie. » Les huit années de la guerre d’Indochine ne firent que confirmer l’acuité d’Hô Chi Minh. En 1954, après la défaite militaire française de Diên Biên Phû, le Viêt Nam d’Hô Chi Minh fut en situation de force pour négocier le cessez-le-feu. Les accords de Genève qui scellaient la paix ne rendirent pas pour autant au Viêt Nam tous ses territoires du Sud : le Viêt Nam resta divisé en deux entités politiques indépendantes, de part et d’autre du 17e parallèle. Le Nord, conduit par Hô Chi Minh, allait prolonger sa structuration communiste, le Sud, bientôt appelé la République du Viêt Nam et emmenée par l’ardent anti-communiste Ngo Dinh Diêm, fraichement débarqué des États-Unis, allait s’enfoncer dans la corruption.
Il n’était pourtant pas dit que le peuple vietnamien jouirait de la paix : un prédateur chasse l’autre. Le loup français hors-jeu, l’aigle américain allait à son tour tenter d’étouffer le Nord Viêt Nam. Dès 1955, les Américains jouèrent le Sud contre le Nord, dans l’idée de créer une force stable anticommuniste dans la région, selon le même schéma que celui de la Corée, artificiellement divisée entre un Nord indépendant et communiste, et un Sud largement inféodé aux Américains. De fait, la République de Diêm était un état vassal des États-Unis, et immédiatement se posa la question de la réunification des deux États. Au Nord le Viet Minh évolua en Viet Cong, en Front de libération du Sud Viêt Nam. Au Sud, Diêm mena une répression féroce contre les rebelles communistes. Les Américains y installèrent une cinquantaine de bases militaires, leurs officiers formaient et encadraient les soldats de Diêm. Nord et Sud s’enfoncèrent progressivement dans la guerre, sans que jamais les Américains ne la déclarèrent ouvertement.
Après la crise du golfe du Tonkin de 1964, les Américains commencèrent de ravager tout le territoire nord-vietnamien par des bombardements de masse : enfin, ils assumaient la nature barbare de leur guerre. En 1965, les Américains lâchèrent 33 000 tonnes d’explosifs sur le Nord Viêt Nam. En 1966, 128 000 tonnes. En 1967, 247 000 tonnes. Pendant ces trois années, ils firent pleuvoir plus d’un million de tonnes d’explosifs sur le Sud. Les bombardiers américains ont ravagé tout le pays en quelques années. Pourtant, ce peuple économiquement sous-développé et largement agricole sut résister, avec le soutien logistique de la Chine communiste et de l’Union Soviétique, à la première puissance industrielle et militaire du monde en évitant la confrontation directe face à une force militaire bien supérieure, et en pratiquant des tactiques de guérilla. De guerre lasse, les Américains quittèrent le territoire qu’ils avaient mis à feu et à sang en 1973 : les communistes vietnamiens triomphaient, les États-Unis étaient contraints de reconnaître la souveraineté et l’indépendance du Viêt Nam. La guerre n’est pourtant pas encore tout à fait terminée : le gouvernement fantoche de Saïgon au Sud tente en vain de se maintenir, et deux ans plus tard, en 1975, l’Armée Populaire du Viêt Nam prend Saïgon : Nord et Sud sont enfin réunis.
Un demi-million de Vietnamiens périrent pendant la Guerre d’Indochine entre 1945 et 1954, pour 75 000 morts côté français. Entre 2 et 3 millions périrent sous le feu des États-Unis, contre 59 000 soldats américains. Pendant toute la durée de la guerre, les Américains ont lancé 7 millions de tonnes d’explosifs sur tout le territoire vietnamien.
Et 45 ans plus tard, c’est ce pays détruit qui vient offrir à ses deux assassins 1,5 million de masques pour aider leurs citoyens à se prémunir contre la pandémie du Coronavirus.
Mais l’ironie ne s’arrête pas là.
Quand Hô Chi Minh, en 1945, proclama à la face du monde l’indépendance du Viêt Nam, il n’ignorait pas l’origine des armes intellectuelles que le peuple vietnamien était en train d’employer :
« « Tous les hommes naissent égaux. Le Créateur nous a donné des droits inviolables, le droit de vivre, le droit d’être libre et le droit de réaliser notre bonheur »
Cette parole immortelle est tirée de la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique en 1776. Prise dans un sens plus large, cette phrase signifie : Tous les peuples sur la terre sont nés égaux ; tous les peuples ont le droit de vivre, d’être heureux, d’être libres.
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution française de 1791 proclame également « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »
Ce sont là des vérités indéniables.
Et pourtant, pendant plus de quatre-vingts années, les colonialistes français, abusant du drapeau de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, ont violé notre terre et opprimé nos compatriotes. Leurs actes vont directement à l’encontre des idéaux d’humanité et de justice.
Dans le domaine politique, ils nous ont privés de toutes les libertés.
Ils nous ont imposé des lois inhumaines. Ils ont constitué trois régimes politiques différents dans le Nord, le Centre et le Sud du Vietnam pour détruire notre unité nationale et empêcher l’union de notre peuple.
Ils ont édifié plus de prisons que d’écoles. Ils ont sévi sans merci contre nos patriotes. Ils ont noyé nos révolutions dans des fleuves de sang. »
La Déclaration d’indépendance des États-Unis ! La Révolution française ! Les modèles des révoltés vietnamiens étaient… leurs propres prédateurs ! Les Américains, les Français avaient-ils oublié ce qu’ils avaient pourtant eux-mêmes découvert deux siècles auparavant ? La vision claire des droits naturels de l’humanité avait-elle donc migré en Asie, en Afrique, et déserté les peuples occidentaux, ces anciens révolutionnaires qui désormais noyaient les « révolutions dans des fleuves de sang » ! Hô Chi Minh n’était-il pas plus conséquent que les puissances occidentales quand il terminait son discours de ces mots mémorables :
« Nous sommes convaincus que les Alliés, qui ont reconnu les principes de l’égalité des peuples aux conférences de Téhéran et de San Francisco ne peuvent pas ne pas reconnaître l’indépendance du Vietnam.
Un peuple qui s’est obstinément opposé à la domination française pendant plus de quatre-vingts ans, un peuple qui, durant ces dernières années, s’est résolument rangé du côté des Alliés pour lutter contre le fascisme, ce peuple a le droit d’être libre, ce peuple a le droit d’être indépendant.
Pour ces raisons, nous, membres du Gouvernement provisoire de la république démocratique du Vietnam, proclamons solennellement au monde entier :
Le Vietnam a le droit d’être libre et indépendant et, en fait, est devenu un pays libre et indépendant. Tout le peuple du Vietnam est décidé à mobiliser toutes ses forces spirituelles et matérielles, à sacrifier sa vie et ses biens pour garder son droit à la liberté et à l’indépendance. »
L’Histoire du monde subit parfois d’étranges et imprévisibles renversements !
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