Le projet de restituer ce que fut ou sera le communisme comme civilisation, passe par ces contraintes de l’imaginaire qui tiennent l’écriture et lui confèrent un élan nouveau. L’extraordinaire discipline intellectuelle à laquelle Aragon a soumis sa virtuosité naturelle et dont témoigne cette réflexion-rencontre avec Politizer est essentielle et émouvante. Notons que ce n’est pas la première fois où dans des situations politiques cruciales, Aragon va retourner à un de ces lieux où la fantaisie à l’histoire se mêle et se démêle: face à la guerre d’Algérie, il écrit sur Grenade, la fuite du maure et la poésie courtoise dans le fou d’Elsa. (note de Danielle Bleitrach)
“Tout ceci pour en venir à l’opposition fort artificielle qui existe dans les esprits de nos jours entre les mythes et l’histoire, et leur usage en poèsie. D’autant que les mythes, ces honnêtes ressorts du théâtre intellectuel que porte en lui tout rêveur, ont connu dans ces dernières années une certaine fortune politique, qui leur donnera sans doute pour longtemps un aspect singulier et suspicieux. Des hommes qui brûlaient les livres mais ne dédaignaient pas de poser aux philosophes se sont en effet emparés d’eux pour en faire des leviers politiques, des trompe-l’oeil du peuple,des feux de naufrageurs pour les nations. Le tout assaisonné d’un langage abstrait où se perdent les ingénus de ma sorte, et dont je dois dire que je retrouve trace chez nous, dans les oeuvres de beaucoup de poètes et de penseurs contemporains, qui crieraient qu’on les écorche si je les désignais nommément de ce qu’on hésite à appeler la pensée des nazis.
Quand j’écrivais Brocéliande, les nazis tenaient le haut du pavé dans mon pays, et d’une façon pas du tout mythique. Ils venaient de tuer, avec des fusils modernes, sans l’ombre de Siegfried et de Walhalla à la clé, des hommes de chair et de sang qui étaient mes amis, et qu’ils avaient préalablement torturés,et parmi eux,mon cher Georges Politzer qui était l’homme du monde qui avait le mieux dénoncé le mensonge des mythes hitlériens, de leur utilisation pour la domination de l’homme par la brute. Georges Politzer qui venait de publier dans la Pensée libre l’admirable pamphlet Sang et or,où est démontée la machine des nuées dont les bourreaux essayaient d’entourer leurs échafauds.
Je m’étais rendu l’année précédente à Paris, avec ma femme, pour y rencontrer Georges Politzer. C’était au temps où le voyage de Nice à Paris, pour des gens comme nous, ressemblait fort aux randonnées dans les forêts mythiques des personnages arthruriens. Je revois encore, après mille aventures, la bizarre maison où nous étions débarqués dans la banlieue de Paris, et où nous attendions sans savoir qui allait venir, celui qui nous y avait appelés. Une maison avec un jardin romanesque dans une allée déserte, oùd’immenses statues attestaient encore la fuite d’un sculpteur, et dans un appentis du jardin, près de la porte d’entrée,j’avais découvert dans l’ombre, une tête de plâtre, à elle seule de grandeur humaine, qui était Svetdlov, premier président du Conseil des Commissaires du peuple en Russie, dont l’étrange présence, à l’heure où les maîtres de Paris hurlaient leur victoire prochaine sur Moscou, avait de quoi faire battre le coeur. Je revois encore l’arrivée de Politzer, avec des lunettes, et les cheveux teints un peu plus roux qu’il ne les avait au naturel. Il y avait avec lui une femme, dont le nom demeure parmi nous comme une chanson très pure, Danielle Casanova, que les Allemands tuèrent en Silésie; et nous avions à parler de bien des choses, où les mythes ne tenaient que peu de place. Mais des mythes aussi nous parlâmes.
Il faisait très beau ces jours-là. J’avais apporté à Politzer un essai écrit pour la revue Fontaine,et que l’on trouve repris dans l’édition suisse des yeux d’Elsa, La leçon de Ribérac.J’étais, je l’avoue,anxieux de ce que penserait ce philosophe qui ne séparait jamais la pensée de l’action. Il y a dans la leçon de Ribérac une tentative de réclamer notre héritage à la fois de l’histoire et des légendes, qui pouvait, malgré les notes que la prudence ne m’avait pas retenu d’y adjoindre prêter à confusion,enraison surtout de la nécessité alors de sefaire entendre des Français, mais nonpoint des boches et de leurs employés. J’expliquais à Politzer le fond de ma pensée, et le pla que je me proposais de développer : aux mythes de la race, opposer les images de la Nation,reprenant ainsi dans un autre domaine, la leçon donnée par Maurice Thorez à une des assises de notre parti à Montreuil, à la veille de la guerre. Sans doute ne peut-on considérer que comme mythique ces personnages et ces lieux où la fantaisie à l’histoire se mêle et se démêle sans cesse dans une bonne part de notre littérature médiévale, que tous les peuples d’Europe, Allemands en tête, ont pillés. Mais mythique au sens initial français du mot, qui ne préjuge pas de l’emploi nazi des mythes. Et si Tristan, le Français Tristan de Laonnois,relève du mythe, et sa lutte contre le Morhaut d’Irlande,et le boire d’amour, et l’histoire des deux Yseult,tout comme Roland, Lancelot et Perceval ou Renaud, il n’en demeure pas moins qu’ils sont de notre héritage, et qu’en eux il nous appartient de nous reconnaître, de reconnaître le courage et les hauts faits de la France et de son peuple,d’éclairer ces images anciennes de la réalité moderne de l’héroïsme français. Les mythes remis sur leurs pieds ont force nonseulement de faire rêver, mais de faire agir, de donner à l’action et aux songeries de chez nous cette cohésion, cette unité qui paraissait alors,en 1941,si hautement désirables. Voilà ce que je dis à Politzer et que Politzer approuva. Mais il me signala dans la leçon de Ribérac un thème que je n’avais fait qu’indiquer, et dont il lui semblait nécessaire qu’on l’approfondît: le thème du héros,le héros français qui va de la Table ronde aux premiers partisans de 1940,de Gauvain à Charles Debarges… Il me conseilla de le reprendre, et j’ai suivi ce conseil.Péri, en ce temps là était encore vivant, on venait de l’arrêter,et je ne savais pas que Politzer lui-même… J’ai suivi le conseil de Politzer,et ce qui peut paraître un peu obscur dans Brocéliande est sorti de cette conversation d’alors. E Brocéliande et pas mal de mes poèmes dans la Diane Française qui suivirent. Et l’essai publié dans la Controverse sur le Génie de la France au Cahiers du Rhône, sous le titre La Conjonction Est.
ExtraitAragon oeuvres poètiques complètes. La pléiade. p863 à 865
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