Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Marx et la dictature du prolétariat

Lettre à J. Weydemeyer: il y a beaucoup de textes de Marx sur la dictature du prolétariat et on peut considérer que c’est-comme pour Lénine- l’expérience de la Commune de Paris qui le convainc définitivement de cette nécessité. Mais cette lettre de 1852, peu de temps après le Manifeste et l’échec des révolutions de 1848, est aussi celle dans laquelle il affirme clairement son analyse en terme de classes sociales. Il ne s’agit pas d’une stratification sociale où l’on pourrait classer les individus comme dans un recensement. Il s’agit d’un rapport social (sous une forme économique, plus value, exploitation), donc lutte des classes, ce que reconnait tout capitaliste qui la mène hier comme aujourd’hui avec conviction, donc pour un marxiste l’objectif le pouvoir d’Etat, à savoir le pouvoir que l’une exerce sur l’autre et la rupture nécessaire de la dictature du prolétariat.ou démocratie populaire. La question est de savoir pourquoi au titre de la formation du PCF circule une video qui prétend que Marx n’aurait jamais été comme Lénine pour la dictature du prolétariat. Pourquoi former à des contre-vérités? (note de Danielle Bleitrach)

5 mars 1852


Londres, le 5 mars 1852.
28, Dean Street, Soho.

Cher Weywy,

Je crains que quelque confusion ne se soit produite, parce que having misunderstood thy last letter (ayant mal compris ta dernière lettre), j’ai adressé mes deux derniers envois à ” Office of the Revolution, 7 Chambers’ Street, Box 1817″. C’est ce maudit “Box 1817” qui a provoqué la confusion, car tu m’as écrit d’ajouter cet appendice à “l’ancienne adresse”, sans faire la différence entre la première adresse et la seconde. Mais j’espère que la chose se sera arrangée avant que cette lettre n’arrive, d’autant plus que la lettre de vendredi dernier contient le chapitre V, très détaillé, de mon article [1]. Je n’ai pu terminer cette semaine le nº 6 qui en constitue la conclusion [2]. Si ton journal a reparu, ce retard ne saurait être un obstacle, puisque tu es largement pourvu de copie.

Ton article contre Heinzen, qu’Engels m’a malheureusement envoyé trop tard, est très bon, à la fois grossier et subtil, et ce mélange s’impose pour une polémique digne de ce nom. J’ai communiqué cet article à [Ernest] Jones et tu trouveras ci-joint une lettre de lui destinée à être publiée [3]. Comme Jones écrit très mal, use d’abréviations, et que je suppose que tu n’es pas encore un out-and-out [véritable] Anglais, je t’envoie en même temps que l’original une copie de la main de ma femme et la traduction allemande; tu dois imprimer les deux côte à côte, l’original et la traduction. Après la lettre de Jones tu peux encore ajouter ceci: en ce qui concerne George Julian Harney, dont Monsieur Heinzen invoque également l’autorité, il a publié notre Manifeste communiste en anglais dans son Red Republican, indiquant dans une note marginale que c’était “the most revolutionary document ever given to the world “, “le document le plus révolutionnaire qui ait jamais été donné au monde” et dans sa Democratic Review [4] il a traduit les sages propos “exécutés ” par Heinzen, c’est-à-dire mes articles sur la Révolution française parus dans la Revue der N[euen] Rh[einischen] Z[eitung] [Nouvelle Gazette rhénane] et dans un article sur Louis Blanc, il renvoie ses lecteurs à ces articles comme étant la “vraie critique” de la situation en France [5]. D’ailleurs en Angleterre, on n’a pas besoin de se référer seulement aux “extrémistes “. Lorsqu’un membre du Parlement devient ministre en Angleterre, il doit se faire réélire. Ainsi Disraeli, le nouveau ministre des Finances, Lord of the Exchequer [de l’Echiquier], écrit à ses électeurs à la date du 1er mars :

“We shall endeavour to terminate that strife of classes which, of late years, has exercised so pernicious an influence over the welfare of this kingdom”. “Nous nous efforcerons de mettre fin à une lutte des classes qui a exercé une influence aussi néfaste sur le bien-être du royaume au cours des dernières années”.

A ce propos, le Times du 2 mars remarque :

“If anything would ever divide classes in this country beyond reconciliation, and leave no chance of a just and honourable peace, it would be a tax on foreign corn.” ” Si quelque chose pouvait diviser les classes de ce pays à un point tel qu’aucune réconciliation ne serait plus possible, ce serait un impôt sur le grain étranger “. [6]

Et pour qu’un “homme de caractère”, ignorant comme Heinzen, n’aille pas s’imaginer que les aristocrates sont pour, et les bourgeois contre les lois sur les grains, parce que ceux-là veulent le “monopole”, ceux-ci la “liberté” – les braves gens ne connaissent d’autres antagonismes que ceux qui existent sous cette forme idéologique – il suffit de remarquer qu’au XVIIIème siècle les aristocrates anglais étaient pour la “liberté” (du commerce) et les bourgeois pour le *monopole”, position identique à celle que nous trouvons actuellement en “Prusse” de la part de ces deux classes s’agissant des lois sur le blé. La Neue Pr[eussische] Z[eitung] [Nouvelle Gazette prussienne] est le partisan du Freetrade [libre-échange] le plus acharné qui soit.

Enfin, si j’étais toi, je ferais remarquer à MM. les démocrates en général qu’ils feraient mieux de se familiariser eux-mêmes avec la littérature bourgeoise avant de se permettre d’aboyer contre ce qui en est le contraire. Ces messieurs devraient par exemple étudier les œuvres de Thierry [7] , Guizot, John Wade [8] , etc., et acquérir quelques lumières sur « l’histoire des classes » dans le passé. Ils devraient se familiariser avec les rudiments de l’économie politique, avant de prétendre se livrer à la critique de l’économie politique. Il suffit, par exemple, d’ouvrir le grand ouvrage de Ricardo [9] pour, à la première page, tomber sur les lignes par lesquelles commence l’avant‑propos :

« The produce of the earth‑all that is derived from its surface by the united application of labour, machinery and capital, is divided among three classes of the community; namely, the proprietor of the land, the owner of the stock or capital necessary for its cultivation and the labourers by whose industry it is cultivated. »

[Le produit de la terre , tout le profit que l’on peut tirer de sa surface par l’application conjuguée du travail, des machines et du capital se répartit entre trois classes de la société, à savoir : le propriétaire du sol, le possesseur des capitaux qu’exige sa culture et les travailleurs qui, par leur industrie, cultivent ce sol.]

A quel point la société bourgeoise aux Etats-unis manque encore de la maturité nécessaire pour rendre la lutte des classes sensible et compréhensible, c’est ce que démontre de la plus éclatante façon C. H. Carey [10] (de Philadelphie), le seul économiste important de l’Amérique du Nord. Il attaque Ricardo – le représentant (interprète) [11] classique de la bourgeoisie et l’adversaire le plus stoïque du prolétariat ‑ comme un homme dont les œuvres serviraient d’arsenal aux anarchistes, aux socialistes, et à tous les ennemis de l’ordre bourgeois. Ce n’est pas seulement à lui, mais encore à Malthus, Mill, Say, Torrens, Wakefield, Mac Culloch, Senior, Whately, R. Jones [12] , etc., tous ces chefs de file de la science économique en Europe, qu’il reproche de déchirer la société et de préparer la guerre civile en démontrant que les bases économiques des différentes classes sociales ne peuvent que susciter entre elles un antagonisme nécessaire et sans cesse croissant. Il tente de les réfuter, non certes comme cet imbécile d’Heinzen [13] , en rattachant l’existence des classes à l’existence de privilèges politiques et de monopoles, mais en voulant exposer que les conditions économiques : rente (propriété foncière), profit (capital) et salaire (travail salarié), loin d’être des conditions de la lutte et de l’antagonisme, sont bien plutôt des conditions de l’association et de l’harmonie. Naturellement, il réussit seulement à prouver que les rapports « encore incomplètement développés » des États‑Unis représentent à ses yeux des « rapports normaux ».

Maintenant, en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique. Ce que j’ai apporté de nouveau, c’est :

  1. de démontrer que l’existence des classes n’est liée qu’à des phases historiques déterminées du développement de la production ;
  2. que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ;
  3. que cette dictature elle-­même ne représente qu’une transition vers l’abolition de toutes les classes et vers une société sans classes.

Des sots ignorants, comme Heinzen, qui ne nient pas seulement la lutte des classes, mais l’existence même de celles‑ci, montrent seulement qu’en dépit de toute leur bave sanglante, de leurs glapissements qui veulent se faire passer pour des déclarations humanistes, ils tiennent les conditions sociales dans lesquelles la bourgeoisie assure sa domination, pour le résultat ultime, pour le nec plus ultra de l’histoire ; ils prouvent qu’ils ne sont que des valets de la bourgeoisie, servitude d’autant plus répugnante que ces crétins comprennent moins la grandeur et la nécessité passagère de ce régime bourgeois lui-même.

Prends dans les commentaires ci-dessus, ce qui te paraît bon. A part cela, Heinzen nous a emprunté la ” centralisation ” à la place de sa “république fédérative ” [14], etc. Quand les points de vue sur les classes sociales que nous répandons actuellement auront été vulgarisés et seront devenus des éléments du ” sens commun”, ce butor les proclamera à grand bruit comme étant le dernier produit de sa “propre sagacité ” et aboiera contre nos développements qui auront alors dépassé ce stade. C’est ainsi que sa “propre sagacité” l’a fait aboyer contre la philosophie hégélienne, aussi longtemps qu’elle était progressiste. Maintenant il se nourrit de ses reliefs fades que Ruge a recrachés avant de les avoir digérés.

Tu trouveras ci-joint la fin de la correspondance hongroise. Tu dois d’autant plus essayer d’en publier un extrait – si ton journal existe – que Szemere, l’ancien président du Conseil de Hongrie, m’a promis de Paris de rédiger pour toi un article détaillé signé de son propre nom.

Si ton journal a vu le jour, envoie-moi davantage d’exemplaires afin qu’on puisse mieux le diffuser.

Ton
K. MARX.

Mes meilleurs souvenirs à toi et ta femme de la part de tous les amis d’ici et de ma femme en particulier.

A propos. Je te fais parvenir les Notes [15] et quelques exemplaires de mon discours aux Assises [16] (ces derniers pour Cluss, à qui je les ai promis) par l’ex-montagnard Hochstuhl (Alsacien). Rien à tirer de ce bougre.

Ci-joint les statuts [17] : je te conseille de les ordonner de façon plus logique. Londres a été désigné comme centre directeur pour les Etats-Unis. Jusqu’à présent nous ne pouvions qu’exercer nos pouvoirs in partibus [18].

Si ce n’est pas encore fait, ne publie pas la déclaration de Hirsch. Ce n’est pas un type propre, bien qu’il ait raison contre Schapper et Willich.


Notes

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1 Commentaire

  • JOANNES BILLO
    JOANNES BILLO

    Ma pensée va aussi vers Robespierre. Se souvient-on du fondamental motif qui le conduit à la guillotine? Intéressant est que pour l’essentiel et à la suite de la nuit du 4 août d’abolition des privilèges, il voit bien l’incomplet de cette abolition ! Pourquoi me semble-t-il , parce que elle n’interdit pas sa reconstitution et déjà Robespierre sent bien les soupçons de celle-ci ! Accusé d’atteinte aux libertés de tous, “la terreur” le mène à l’échafaud parce qu’elle ne voit pas la renaissance possible de ce qui constituait déjà la société des monarchies absolues si un garrot constitutionnel n’est pas fait ! Et que la liberté qui se perpétue de nos jours est d’abord celle des possédants exploitants au détriment des exploités . Robespierre avait donc bien vu se dessiner une nouvelle perpétuité, jusqu’à quand ? La question reste sans réponse parce que, n’est-ce pas, le neuf tarde à naître et n’en fini pas !

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