Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Réflexions sur les tendances actuelles et sur la recomposition du capitalisme mondial

Constantin Lopez, membre du PCF et Kevin Guillas-Cavan, membre de la coméco du PCF, deux jeues économistes qui nous ont transmis leur analyse.

Cette réflexion a pour objectif de poser quelques questions relatives aux évolutions du capitalisme mondial et européen postérieurement à la crise du Covid-19 :
Dans quelle mesure cet épisode manifeste-t-il des évolutions déjà en cours depuis plusieurs années ?
Va-t-on assister à une recomposition de la division internationale du travail ?
Quelles conséquences cela pourrait-il avoir sur les dynamiques politiques et la lutte des classes ?

D’où nous partons : la crise systémique du capitalisme transnationalisé financiarisé

a) Le capitalisme transnationalisé et financiarisé

La période que nous traversons actuellement correspond, à n'en pas douter, à un moment de basculement, ou, du moins, de forte remise en question des logiques qui ont guidé jusqu'alors la mondialisation. Contrairement à ce que scandent béatement certains journalistes, l'épidémie de covid-19 n'est pas la cause ultime de la crise économique actuelle, elle a plutôt à cet égard joué le même rôle qu'une maladie opportuniste dans le corps d'un malade immunodéprimé : un rôle de catalyseur, accélérant et manifestant la présence de processus bien plus profonds.

Le capitalisme transnationalisé, un moyen d’augmenter le taux d’exploitation dans tous les pays

Rappelons d'abord succinctement quelques éléments utiles pour l'analyse du contexte historique et économique dans lequel se déploie notre réflexion. Depuis une perspective marxiste, on a interprété la mondialisation néolibérale comme une solution adoptée face à la profonde crise économique manifestée dès la fin des années 1960 dans les pays impérialistes. Celle-ci a été attribuée à une suraccumulation de capital, c'est-à-dire à un excès d'investissements ne parvenant pas à se valoriser à un taux de profit suffisant aux yeux des capitalistes. Pour restaurer le taux de profit, le redéploiement du capital à l'échelle régionale et mondiale s'est imposé comme solution afin de permettre :

1) Une restructuration des entreprises, permettant des gains d’efficacité et une hausse de la plus-value pour les transnationales. On a assisté d’une part à la hausse du rendement du capital dans les pays nouvellement industrialisés, et à un approfondissement de la division internationale du travail. D’autre part, ces restructurations se sont accompagnées de logiques contradictoires :

  • des externalisations pour pressurer les preneurs d’ordre et accroître le taux de profit des grands groupes donneurs d’ordre ;
  • la concentration des fournisseurs pour plusieurs donneurs d’ordre afin de réaliser des économies d’échelle (l’exemple emblématique est Foxconn, qui a pratiquement un monopole pour certains composants électroniques).
    2) Une compression des coûts salariaux et des prélèvements obligatoires, avec la mise en concurrence des territoires pour attirer les investissements. Ce processus a eu lieu en deux temps :
  • Des délocalisations ou l’implantation de nouvelles capacités productives hors des économies impérialistes qui ont permis d’accroitre le taux d’exploitation globale à travers l’obtention d’une plus-value absolue ;
  • Dans un second temps, les délocalisations ayant augmenté le taux de chômage dans les pays anciennement industrialisés, elles ont recréé une armée de réserve industrielle qui a permis aux capitalistes d’exiger de l’austérité salariale ou des exonérations de cotisations sociales, ce qui revient à augmenter le taux d’exploitation aussi dans les pays impérialistes.

La financiarisation

Cette période a aussi été caractérisée par l’essor de la finance et le déclin de l'interventionnisme étatique traditionnel, remplacé par un interventionnisme d'un nouveau type. Plutôt que de planifier et d’intervenir directement dans l’économie à travers des entreprises publiques et des subventions ciblées, les États interviennent en légiférant à tour de bras pour précariser les travailleurs mais aussi en arrosant l’ensemble des entreprises de subventions qui finissent dans les poches des actionnaires. En France, cela passe par exemple par le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) ou le crédit d’impôt recherche (CIR). En 2019, le coût du CIR était ainsi de 6,2 milliards d'euros, tandis que le coût cumulé du CICE entre 2013 et 2019 (date de son remplacement par d'autres dispositifs du même acabit) était estimé à 100 milliards d'euros.

Ces deux éléments, financiarisation et transformation de l’interventionnisme étatique au seul service du capital, sont deux faces d’une même pièce. Ils manifestent le débordement des État-Nations par le processus d’accumulation du capital qui, pour rétablir son taux de profit, a eu besoin de sortir du cadre national où il avait été largement enfermé dans l’après-guerre. Dans un premier temps, les États (ou du moins certains États) ont trouvé un intérêt à permettre aux banques et autres grands opérateurs de marché de les déborder, et à confier à des entités régulatrices supranationales le mandat de mettre en œuvre ce processus. Une fois que les premiers grands pays ont lancé la machine, les autres ont été contraints de suivre sous la pression des sorties de capitaux. Ce fut par exemple le cas en Allemagne : la Deutsche Bank dans les années 1990 exigea avec succès une libéralisation financière, en menaçant de quitter le pays pour Londres.
Ces évolutions ont largement été favorisées par de nouvelles entités régulatrices surplombantes. Les institutions financières et commerciales internationales (FMI, Banque Mondiale, OMC) ont ainsi élaboré un cadre de gouvernance mondial articulé autour de règles destinées à favoriser le déploiement du capital dans un cadre concurrentiel libre échangiste. Cette période a aussi été celle de la montée en puissance des organisations régionales comme l’UE, relais de ce processus à des échelles continentales.
Du fait de ces évolutions, les grandes banques et les investisseurs institutionnels se trouvaient en position de piloter les opérations de recomposition du capital et de fournir des assurances contre les risques liés à l’internationalisation accrue de la production.
Tout cela a eu lieu dans le cadre d’une « révolution monétaire » caractérisée par l’autonomisation de la monnaie vis-à-vis de ses sous-jacents traditionnels. Dans els années 1970, le dollar réaffirme son statut de monnaie des échanges internationaux et est désindexé de l’or. Les Etats-Unis peuvent à partir de ce moment émettre de la monnaie sans crainte de voir les stocks d’or de la Fed diminuer. La très forte croissance de la masse monétaire circulante liée à ce détachement du dollar et de l’or ouvre la porte à une inflation financière inédite jusqu’alors, car, sans contrôle, cette masse de monnaie créée par le système bancaire se déverse sur les marchés financiers. Cela donne naissance à une économie hautement spéculative.
On peut donc dire que les États nationaux ont abandonné une grande partie de leurs capacités de planification et d’intervention économique au profit d’entités transnationalisées privées, à même d’organiser le déploiement de chaînes de valeur complexes à cheval sur plusieurs États voire sur plusieurs continents. Les États se sont réorientés vers des politiques économiques dite « d’attractivité », terme pudique pour désigner la soumission immodérée aux logiques d’accumulation des capitaux transnationalisés. Pour cela, les plus puissants d’entre eux ont mis en place des institutions supranationales pour soutenir ce mouvement qui bénéficie à « leurs » entreprises transnationales qui dominent et organisent cette nouvelle forme d’impérialisme. Néanmoins, les États demeurent les dépositaires “théoriques” de la souveraineté et ne l’ont pas transférée définitivement aux échelons supra-nationaux, y compris en Europe. L’aménagement institutionnel dont il est ici question est donc instable, puisque réversible à tout moment. Le renoncement apparent des États impérialistes à leur propre puissance n’a rien d’un paradoxe. Il est un moyen de préserver et de renforcer des capitaux dont la tête financière a son siège dans leur territoire national. Cela a permis aux têtes de groupe des pays impérialistes de prendre le contrôle de nombreuses entreprises à travers le monde dont elles organisent la production. La transnationalisation de leurs grands groupes apparaissait génératrice d’avantages pour les bourgeoisies nationales. Néanmoins, cette nouvelle organisation du capitalisme est contradictoire pour les États eux-mêmes : d’un côté, elle renforce leur impérialisme en mettant indirectement sous leur contrôle les pays du Sud, mais, à travers les délocalisations, cela affaiblit leur base nationale. Pour cela, les États doivent se lancer dans des politiques dites « d’attractivité », dans l’espoir d’attirer davantage de capitaux étrangers sur le territoire. La lutte qu’ils se livrent a alors tout d’un nouveau mercantilisme, sous une forme financiarisée. La renonciation à certaines prérogatives de puissance publique se fait ainsi en échange d’une promesse, ou d’un pari : l’idée que la mondialisation pilotée par la finance permettra l’accès accru à des revenus générés par la transnationalisation du capital.
C’est ce schéma qui est en train de craquer sous nos yeux. Ayant accompli la restructuration de la production à l’échelle de la planète, la mondialisation néolibérale a temporairement résolu certains problèmes auxquels se heurtait l’accumulation du capital, mais, orientée par la seule boussole du taux de profit, en a créé de nouveaux, extrêmement profonds. Ce faisant, elle a jeté les bases de son propre dépassement et est rentrée depuis plusieurs années dans un processus de dégénérescence, qui se manifeste par une crise multidimensionnelle (économique, sociale, politique, géopolitique et même « anthroponomique »…).

b- Polarisation accrue et émergence périphérique

Le capitalisme contemporain exerce-t-il des effets polarisants ? Ou bien favorise-t-il la convergence entre les pays ? Les deux mon capitaine ! Ou plutôt, les deux tendances sont décelables dans le système actuel. Le fait que l'une l'emporte sur l'autre dépend de divers facteurs, économiques et institutionnels, dont il serait trop long de discuter ici de façon approfondie. Néanmoins, l'importance inouie des déséquilibres induits par le capital fait qu'il est de plus en plus tentant pour les perdants et les déclassés de la mondialisation de remettre en cause les règles de fonctionnement du système. Lorsqu'ils en ont les moyens, bien entendu. 

Au Sud

Certains territoires demeurent aux marges des flux commerciaux et productifs du système économique mondial, auquel ils peinent à s'intégrer. Producteurs de matières premières sous-développés et/ou connaissant d'importantes activités d'autosubsistance, leur situation s'est détériorée depuis les années 1980. Dans ces territoires, la mondialisation a exercé des effets nuisibles au développement.
Mais il faut aussi noter que la mondialisation néolibérale a conduit à la migration d'une grande partie des activités industrielles vers le Sud, à tel point qu'aujourd'hui une très large majorité du prolétariat industriel y réside. Dans de nombreux cas, seuls des segments intensifs en main d'œuvre ont été déplacés à l'initiative du capital transnational. L'industrialisation subordonnée qui en a résulté ne s'est pas traduite par une émergence authentique, c'est-à-dire par l'acquisition d'une prise sur les processus industriels et technologiques toujours contrôlés depuis les États et les transnationales du Nord. Les maquilas du Mexique ou l'industrie textile du Bangladesh par exemple ont alimenté un développement dépendant qui n'a pas permis l'acquisition d'un savoir-faire industriel mettant en danger le monopole du Nord. On a ici un mal-développement satellite, qui s'accompagne de destructions environnementales, d'une dévastation de la force de travail, avec un creusement  des inégalités sociales et territoriales en interne.
Néanmoins, dans certains pays, on a aussi assisté à une montée en gamme et en compétence de l'industrie, et à une capacité accrue à orienter l'industrialisation de façon à briser le monopole technologique et industriel du Nord. On pense évidemment en premier lieu à la Chine, qui a su intelligemment tirer profit de l'avidité du capital dans le cadre d'une stratégie de développement à long terme. Il faut aussi souligner les expériences d'autres économies asiatiques, comme les dits « Tigres asiatiques », qui ont réussi à s'industrialiser en combinant une intervention volontariste de l'État, des réformes agraires et une insertion réussie dans le marché mondial, dans des circonstances qu'il serait trop long de développer ici.

Au Nord

Au Nord, un constat similaire se dessine. Dans certains pays, le néolibéralisme a stimulé l'industrialisation, tandis qu'il la freinait dans d'autres.
Le cas européen est particulièrement éclairant : alors que les pays d'Europe du Sud et la France se sont tendanciellement désindustrialisés, l'Allemagne a exercé un effet d'attraction puissant sur les activités industrielles, qu'elle a réarticulées autour d'elle. Elle s'est progressivement constituée une périphérie dans les pays de l'est de l'Europe. Pour cela, elle s’est saisie d'une base industrielle déjà développée, qu’elle a transformée  pour la réorienter vers l'exportation vers les marchés matures et rémunérateurs d’Europe de l’Ouest. Les pays d’Europe de l’Est demeurent ainsi des pays industrialisés où l’emploi industriel dépasse toujours 30% de la population active occupée, mais l’industrie n’y vise pas à répondre à la demande des populations locales. L'Allemagne a délocalisé les pans les plus soumis à la compétitivité-prix dans son voisinage oriental pour bénéficier de sa main-d’œuvre mal rémunérée, et peut se permettre des coûts salariaux élevés dans les segments où elle détient un monopole relatif et qui n’ont pas été délocalisés.
Les déséquilibres résultant de cette situation ont été encore aggravés par les règles de fonctionnement de la zone euro. Alors que la zone euro dans son ensemble dégage des excédents grâce à ses exportations, on a vu se creuser les déséquilibres des balances des paiements à l'intérieur de la zone, l'Allemagne exportant plus qu'elle n'importe. La France semble avoir abandonné toute ambition industrielle à part dans quelques secteurs de pointe, où elle pense toujours pouvoir dégager une rente technologique substantielle et qui sont vitaux à sa domination impérialiste (comme l'aéronautique ou l'industrie militaire). Les autres secteurs industriels sont négligés, comme l'illustre la pénurie humiliante de matériel médical qui frappe le pays et l'a contrainte à aller mendier celui-ci.
 L'industrie européenne a donc connu un double mouvement : 1) une recomposition régionale tirée par la dynamique du capital dominant (allemand), qui a réarticulé une grande partie de l’industrie continentale dans ses réseaux, et 2) une dynamique propre au capital français et britannique qui s’est lui internationalisé hors d’Europe, conduisant à une désindustrialisation relative de l’ensemble de la zone tirée par ces deux pays. Plutôt que de chercher à monter en gamme, la bourgeoisie de ces deux pays a sacrifié sa base industrielle nationale et effectué sa mue financière, tirant ses revenus du rapatriement des profits produits dans le Sud. La bourgeoisie allemande, parce qu’elle bénéficiait d’une industrie déjà spécialisée dans les produits à haute valeur ajoutée au moment de la mise en place du capitalisme financier, a eu intérêt à conserver sa base industrielle et tire ses revenus des exportations qui trouvent leur origine en Allemagne. La domination impérialiste du capitalisme allemand sur l’Europe de l’Est vise moins à générer des flux financiers qu’à accroître le profit des exportations en diminuant le coût des intrants grâce à l’exploitation de la main-d’œuvre bon marché de l’Europe de l’Est.
Aux États-Unis également, la mondialisation néolibérale a généré des effets désindustrialisants encore plus puissants, avec pour corolaire un accroissement des déficits extérieurs. Ceux-ci ont été compensés par un endettement massif, par la montée en puissance des activités articulées autour du complexe militaro-industriel et par la recherche de rentes de nature financière et technologique. C'est cette situation qui a préparé l'arrivée au pouvoir de Trump dont le discours protectionniste et volontariste correspond aux exigences d’une partie de la bourgeoisie étasunienne. Il existe en effet aux Etats-Unis une fraction continentaliste de la bourgeoisie financière, intéressée au maintien d'un impérialisme unilatéral, et rejetant les cadres multilatéraux dès lors qu'ils ne favorisent plus ses intérêts. Cette bourgeoisie est plus spécifiquement liée à la commande publique, au complexe militaro-industriel et au secteur pétrolier. Jusqu’ici, les gouvernements étasuniens successifs, démocrates ou républicains, ont laissé opérer la fraction globaliste, dans la mesure où celle-ci semblait servir l’impérialisme étasunien. La montée en puissance de la Chine - qui a échappé au contrôle impérialiste - et l’accroissement des tensions géopolitiques avec cette dernière donnent des arguments à la fraction que représente Trump. Les réponses que ce dernier a apportées à la désindustrialisation relative répondent ainsi aux exigences de la fraction continentaliste de la bourgeoisie. Elles ont aussi eu pour effet d'accroître sa popularité, y compris dans certaines fractions de la classe ouvrière, avant qu'il ne se ridiculise par sa gestion catastrophique du coronavirus.

Polarisation territoriale

La polarisation économique est également observable à l'intérieur de chaque pays. Les inégalités territoriales se creusent : les métropoles et les bassins d'emploi intégrés à « l'économie d'archipel » restent dynamiques et attirent vers eux les activités et la population. Les périphéries connaissent une tendance au déclin, elles se dépeuplent et se voient privées d'accès à de nombreux services et équipements collectifs. La mondialisation néolibérale accentue ainsi les inégalités territoriales au sein de chaque pays. Cela appellerait au moins à une politique volontariste de développement équilibré. Mais, plutôt que d’affronter ces défis, les gouvernements occidentaux, à commencer par le gouvernement français, se sont lancés à corps perdus dans une politique de métropolisation qui ne sert que le capital. La Chine paraît être un des seuls pays à avoir pris conscience du défi et à s’être donné les moyens de le prendre à bras le corps avec la stratégie de développement du grand Ouest inauguré en 1999 et accélérée avec la mise en place de l’initiative dite « des routes de la soie » dont l’un des objectifs est le développement de l’Ouest du pays, resté relativement à l’écart du développement qui s’est concentré sur les côtes. Et, effectivement, sous l’effet d’une planification rigoureuse et d’une politique volontariste, le PIB de l’Ouest du pays a cru de 11,6 % en moyenne depuis 2000 contre 8,9 % pour l’ensemble du pays.

Les différents visages de la contestation

L'observateur attentif ne peut que noter que les critiques émises contre les conséquences de la mondialisation néolibérale ont progressé depuis ces dernières années, et ont de plus en plus émané de lieux d'où on ne les attendait pas. Il y a bien sûr les protestations sourdes et étouffées émanant des travailleurs du monde entier ou de gouvernements « périphériques » anti-austéritaires, tels que ceux de la Grèce, de l'Italie ou de l'Espagne en Europe. Mais il est également très révélateur que ces dernières années se soient accompagnées de la montée en puissance d'une critique de type réactionnaire-conservatrice et nationaliste de la mondialisation : Trump aux Etats-Unis, Le Pen en France, Orban en Hongrie, etc. Il y a bien derrière ces phénomènes des tendances profondes, avec une montée de la critique de la mondialisation émanant à la fois des travailleurs et de fractions du capital favorables à une reprise en main par les États (voire les organisations régionales) des processus économiques. 
Le constat d'une désindustrialisation et d'une progression du taux de chômage parallèlement à l'essor de politiques d'assistance donne parfois naissance dans les pays du Centre à des représentations de nature idéologique, dans le sens d'une fausse conscience déformant la réalité. Il en va ainsi des élucubrations sur la fin du travail, dont la proposition de revenu universel de Benoît Hamon constitue une sorte de paroxysme. Aveuglé par le déclin industriel de la France, qu’il confond avec une loi universelle, le candidat malheureux se satisfaisait de permettre à tout un chacun de vivoter grâce à une sorte de RSA gonflé aux hormones et de légaliser le cannabis, plutôt que d'œuvrer pour une redéfinition plus rationnelle et plus juste de la division internationale du travail et de la répartition du travail et des revenus. La pauvreté de ces propositions fondées sur une analyse erronée montrent qu'il n'avait finalement pas grand-chose  de progressiste à proposer, mis à part la généralisation de l'assistanat et la défonce de masse pour les populations exclues de l'emploi.

Va-t-on assister à une recomposition de la division internationale du travail ?

La division internationale du travail imposée à partir des années 1970-1980 a donc désormais du plomb dans l'aile. On peut dire à grands traits que celle-ci reposait sur le schéma suivant : aux pays centraux les activités industrielles les plus avancées technologiquement, les activités de recherche et développement, financières, de marketing ou de direction etc.; aux pays périphériques la production de produits primaires et l'exportation de produits manufacturés intensifs en main d'œuvre.
Cette division du travail ne tient que tant que le monopole technologique, industriel et financier du centre permet d'échanger beaucoup d'heures de travail du Sud contre peu d'heures de travail du Nord. Cette situation était permise par l'existence d'une rente impérialiste basée sur les monopoles technologiques, intellectuels, industriels et financiers, qui est venue compenser en partie les effets de la désindustrialisation. L'injection au sein des économies centrales de cette rente a exacerbé des transformations structurelles déjà en cours et liées à la substitution accélérée de capital au travail, comme l'hypertrophie des services observable dans nombre de pays du Nord. Parallèlement à ces évolution, l'augmentation du chômage et la compression des salaires pour le prolétariat du Nord furent en partie compensées par des dispositifs d'assistance (en France : RMI, RSA...). Dans de nombreux pays centraux, on vit alors monter l’endettement, facilité par la révolution monétaire, tandis que le rapatriement d’une part de la rente impérialiste alimentait les marchés financiers nationaux, servant de rampe de lancement à des prises de contrôle accrues sur le reste du monde.
Mais ce monopole est aujourd'hui en train de s'effriter. Sur le plan scientifique et technologique, la Chine a réalisé des pas de géant et continue à le faire à une vitesse impressionnante. Ainsi, en 2016, d'après Les Echos, elle était le premier pays à réaliser des dépôts de brevets (plus que les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud et l'Office européen réunis !), et était à l'origine de 98% de la croissance de cet indicateur. Dans le contexte, on peut faire aussi une mention spéciale au secteur de la santé cubain, dont la qualité est réputée mondialement, avec une recherche à la frontière des connaissances, et qui permet même à l'île de dégager des revenus à travers des exportations de services. D'autres pays périphériques forment du personnel qualifié, des informaticiens, des ingénieurs en grand nombre. Nombre d'entre eux sont ensuite aspirés aux États-Unis ou en Europe, selon le bien connu phénomène de pillage des cerveaux. La dynamique de rattrapage dont il est question ne doit bien sûr pas être exagérée : elle reste inégale et contradictoire. Il n'empêche que la formation du « capital humain », comme le disent les économistes néoclassiques, a progressé de façon notable dans certains pays du Sud, dont certains sont des géants démographique, ce qui remet en question leur supposé « avantage comparatif » dans la production exclusive de biens intensifs en main-d’œuvre et de matières premières. Cette situation est bien sûr mise à profit par les transnationales, qui sont bien contentes de pouvoir faire produire des biens à contenu technologique relativement important par une main d'oeuvre qualifiée bon marché. Mais, en faisant cela, elles occasionnent également des transferts de technologie qui réduisent progressivement l'avance technologique des puissances dominantes (et la rente schumpeterienne qui en découle).

L’hégémonie militaire des États-Unis est également de plus en plus mise en échec, tandis que l’OTAN tend à se déliter sous le poids de ses contradictions internes, et qu’émergent des acteurs capables de contester le leadership occidental (Russie, Chine). Le dollar, quant à lui, va être de plus en plus affaibli par la montée d’autres monnaies dans le commerce international (rouble, renminbi, euro) et par l’émergence de cryptomonnaies et de systèmes de paiement indépendants de celui des États-Unis. Ce processus est déjà lancé, ce qui accroît l’agressivité des Etats-Unis, et donne à ses agissements les traits de fureur qui caractérisent la bête blessée.
Si ces évolutions se poursuivent et s’approfondissent, les prix relatifs des produits du Nord et du Sud devraient évoluer au bénéfice des seconds. Il faudra désormais travailler plus au Nord pour obtenir la même quantité de produits du Sud, notamment car les pays du Sud pourront désormais concurrencer les pays du Nord dans les productions situées à la frontière technologique. La multiplication de concurrents industriels sérieux constitue un défi majeur pour l’industrie du Centre, menaçant de lui tailler des croupières dans un domaine qu’elle se pensait réservé.
On peut supposer qu’avec l’élargissement du club des pays développés aux nouveaux pays industrialisés d’Asie et à la Chine, s’enclenche une nouvelle phase de la mondialisation marquée par l’élargissement du club des pays développés mais aussi, potentiellement, par l’assèchement tendanciel des réservoirs de main-d’œuvre bon marché au Sud. Il convient bien sûr d’être prudent, néanmoins, trois observations rendent cette hypothèse vraisemblable : 1) Les taux de fertilité ont chuté depuis le début des années 2000 sur tous les continents et sont désormais égaux ou inférieurs au seuil de renouvellement démographique sauf en Afrique et au Moyen Orient (chiffres de la Banque Mondiale). Bien sûr, une limite de nature physique, liée à la taille de la population active mondiale, n’est pas près d’être atteinte, et pourrait être compensée par des progrès dans le domaine de l’automation et de la robotisation. 2) l’augmentation rapide (et certainement durable) des salaires en Chine a conduit à la délocalisation de segments industriels vers d’autres pays asiatiques (Vietnam, Laos, Cambodge, Bengladesh, etc.). Cependant, ce processus excentrique risque rapidement d’atteindre ses limites. Il faut en effet souligner une particularité de la Chine, qui explique une grande part de ses succès industriels : des institutions solides, une base industrielle déjà existante héritée de la période maoïste, une population éduquée, des infrastructures relativement développées. Pour le capital, partir sans cesse en quête de nouveaux réservoirs de main-d’œuvre bon marché comporte un coût, et peut dans certains cas s’avérer impossible, lorsque ne sont pas réunies des conditions minimales de développement : stabilité, éducation, infrastructures. Il est ainsi difficile d’imaginer que ce qui a eu lieu en Chine pourra être répliqué à l’identique en Inde ou en Afrique. 3) Les migrations Sud-Nord se sont accrues et ont des conséquences économiques importantes, entre autres : possibilité pour les migrants de bénéficier de salaires plus élevés, diminution de la quantité de main-d’œuvre disponible au Sud, transferts de devises qui limitent la possibilité d’imposer des bas salaires au Sud.
Une autre conséquence du développement en cours au Sud, principalement en Chine, est la compétition accrue pour l’accès aux matières premières. 1) À court terme se manifestent des mécanismes de marché, liés à l’inélasticité relative de l’offre et aggravés par des mouvements spéculatifs. Ces augmentations de prix améliorent temporairement les revenus des pays exportateurs de matières premières, en même temps qu’ils pénalisent les pays industrialisés et les grands importateurs de ces marchandises. 2) Mais se manifestent également des limites physiques, liées aux stocks disponibles (terres, eau douce, minéraux, réserves halieutiques, gisements pétroliers, etc.) ou liées à des coûts marginaux accrus d’exploitation. 3) L’augmentation du coût du travail au Sud, si elle se poursuit, pourrait conduire à une substitution accélérée du capital au travail, ce qui se traduirait mécaniquement par des processus productifs plus gourmands en ressources naturelles. Il y a alors fort à parier que les tensions accrues pour les matières premières regonflent l’impérialisme à l’ancienne.
La difficulté croissante à se procurer force de travail et matières premières bon marché, ainsi que la diminution de la rente impérialiste, devraient vraisemblablement se traduire à plus ou moins long terme par des rééquilibrages macro-économiques de grande ampleur :

  • au niveau monétaire, appréciation graduelle des monnaies des pays émergents, dépréciation des monnaies des pays du Nord, avec une perte de pouvoir d’achat à l’importation pour ces derniers.
  • toujours dans les pays du Nord : baisse du taux de salaire réel pour la majorité des travailleurs, austérité budgétaire, déficit de la balance des paiements obligeant à diminuer le volume des importations, avec des pressions pour accroître les exportations ou substituer des importations par de la production locale.
    On aurait ici un mouvement qui contribuerait soit à faire monter le prix des importations et à renchérir le prix des produits antérieurement importés et remplacés par de la production locale, soit à comprimer les marges des producteurs et des vendeurs. Cette situation pousserait la bourgeoisie du Nord à accélérer son combat contre le « coût du travail » et pour réorienter les dépenses publiques vers ses processus d’accumulation. Cette évolution se heurterait toutefois à d’importantes limites politiques : le refus obstiné et compréhensible des populations du Nord de voir leur pouvoir d’achat se dégrader (comme le mouvement des gilets jaunes l’a bien illustré). À court terme, l’ajustement par la dette pourrait être choisi comme une solution de compromis, mais il ne pourrait durer éternellement.
    Ainsi, l’émergence industrielle du Sud, Chine en tête, constitue une menace mortelle pour la domination politique et économique des capitaux et des pays du Nord, telle qu’elle avait été consacrée au cours de l’ère néolibérale. Le coronavirus a violemment mis en évidence cette dépendance des pays dits “développés” vis-à-vis de chaînes de valeur mondiales, dont le contrôle semble leur échapper de plus en plus. Mais le virus a aussi révélé un secret de polichinelle plus ou moins connu de tous : la nullité des élites politiques capitalistes actuelles, et la fragilité d’Etats impotents rongés depuis près de 40 ans par une gestion orientée essentiellement vers les exigences du capital.
    La crise actuelle constitue certainement un tournant décisif, à partir duquel le capitalisme va se restructurer autour de bases nationale ou régionales, avec une montée du protectionnisme et une remise en question profonde des institutions multilatérales libre-échangistes. Les tendances actuelles au néo-mercantilisme en seront vraisemblablement aggravées, tout comme les tensions diplomatiques autour des politiques commerciales ou de “compétitivité” de chaque Etat ou de chaque bloc régional. Ce que prépare Macron, c’est ainsi possiblement un virage à 90 degrés de la façon de concevoir la politique économique, mais toujours à partir d’un logiciel néolibéral : plus de régionalisme/nationalisme, mais aussi plus de libéralisme de façon à peser sur le “coût du travail” et à restaurer les marges du capital. On en arriverait alors à un national-libéralisme ou à un régional-libéralisme, concluant ainsi que le lesquinisme ou le lepenisme, loin d’être antagonistes au macronisme, en constituent au contraire le stade suprême.

3- Quelques considération finales

Le confinement à l'échelle mondiale décrété par les États va certainement avoir un impact profond sur les mentalités. Il pourrait bien marquer la fin de la période d'apathie de l'ère néolibérale, au cours de laquelle s'est répandue l'idée que la politique était impuissante en raison de l'affaiblissement des Etats, et que le "marché" était le seul capable de décider de la destinée commune. 
À cela s'ajoute la crise qui a éclaté, contre laquelle les instruments traditionnels de la politique macroéconomique s'avèrent impuissants. La crise sanitaire conjugue ses effets avec la crise économique. On en revient à parler de souveraineté, de politique industrielle, de secteurs stratégiques, de planification. Cette situation remet en cause toute la gestion néolibérale, qui consistait essentiellement à créer un cadre sécurisant favorisant le déploiement des capitaux privés. C'est désormais le contenu même de la politique économique qui est dans le viseur : planification industrielle et écologique, secteurs stratégiques à préserver, etc. Bien sûr, ces politiques sont inapplicables dans le cadre institutionnel actuel (notamment à cause des traités européens).
A n'en pas douter, les capitalistes ont déjà prévu la suite : ils veulent nous faire payer la crise. Dans l'hypothèse où il y aurait réellement relocalisation d'une partie de la production en France et en Europe, les capitalistes vont certainement chercher à contrecarrer la tendance à l'élévation des salaires (et à la baisse du taux de chômage) en augmentant la durée légale de travail et en précarisant encore plus l'emploi. Le pari est risqué, étant donné la situation : on risque de voir s'élever le niveau des prix alors que les salaires seront maintenus sous une chappe de plomb et que l'emploi industriel tendra vraisemblablement à augmenter. Cela risque de générer des explosions sociales d'ampleur inédite. 
Les contradictions du capitalisme sénile (économiques, sociales, politiques, écologiques) s'approfondissent de jour en jour. Il est clair qu'elles iront en s'aggravant avec le temps, et que ce que nous vivons actuellement n'en constitue qu'un avant-goût. Il n'y aura pas de demi-mesure : le système semble incapable de s'auto-amender, et il ne changera pas de lui-même. Le socialisme n'est plus une option : il est devenu une nécessité vitale.
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1 Commentaire

  • Daniel Arias
    Daniel Arias

    “Une fois que les premiers grands pays ont lancé la machine, les autres ont été contraints de suivre sous la pression des sorties de capitaux. Ce fut par exemple le cas en Allemagne : la Deutsche Bank dans les années 1990 exigea avec succès une libéralisation financière, en menaçant de quitter le pays pour Londres.”
    Une nationalisation de la DB aurait pu régler le problème, rappelons que pour que le chantage fonctionne il faut que les maîtres chanteurs aient du pouvoir, en l’occurrence la liberté de circulation des capitaux, une hégémonie monétaire, éventuellement militaire, un contrôle de certaines ressources comme le pétrole.
    Les gouvernements des pays de l’UE n’ont pas choisi l’alliance avec l’URSS pour contrer le pouvoir des USA. Nous sommes bien face à des choix faits par des législateurs, les multi nationales n’ont pas de pouvoir législatif, mais un pouvoir politique par la manipulation des média dans les démocraties libérales et le contrôle des lieux de production de l’idéologie. Grandes écoles, universités,..

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