Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le pétrole en folie, par Comaguer

Dans le confinement, nous avons tendance à oublier qu’il se joue des grands jeux et que la planète est en train de vivre quelques grands bouleversements dont la plupart sont antérieurs à la pandémie, mais que celle-ci a révélé dans toute leur ampleur. La montée de la faim, l’eau mais aussi la guerre pétrolière. Voici par Comaguer tout ce que vous voudriez savoir sur cette dernière question et le retour à Marx pour comprendre une situation qui s’impose à nous sous les fatras d’une “économie” virtuelle dont nous avions fini par croire qu’elle avait supplanté la réalité de la production, comme les starts-up en auraient terminé avec les producteurs de la classe ouvrière. La fin du dé-confinement et le primat de l’économie sur la lutte contre le virus fait partie de cette “réalité” (note de Danielle Bleitrach).

Le choc économique de la pandémie

N’en déplaise aux tenants de l’économie décarbonée et aux laudateurs des Cop successives le pétrole est au cœur de la machine productive mondiale telle qu’elle est organisée aujourd’hui. Tout simplement parce que sans kérosène les avions ne volent pas, sans gazole les porte conteneurs restent au port, sans carburant camions camionnettes et voitures restent au garage. Sans tous ces moyens de transport qui interviennent tout au long de la chaine productive, et quand une partie importante des travailleurs ne peut pas se rendre sur son lieu de travail l’industrie ne fonctionne pas.

L’arrêt brutal et mondial de l’activité industrielle et la restriction très sévère des déplacements pour déjà 6 ou 8 semaines ont donc eu immédiatement une répercussion sévère sur la consommation, les économistes disent « la demande », des produits pétroliers. Les estimations actuelles situent cette baisse autour de 35% et ce chiffre peut encore baisser. S’est donc produit  un choc très brutal et sans précédent de cette ampleur et le marché pétrolier s’est trouvé totalement déséquilibré.

Or on n’arrête pas l’industrie pétrolière comme on ferme le robinet du lavabo. Il est techniquement possible de ralentir l’extraction mais dans certaines limites mais fermer un puits c’est le condamner. Quand la demande ralentit modérément l’ajustement se fait par le stockage : d’abord au sortir du  puits, puis à la raffinerie ensuite chez les distributeurs et pour finir dans les citernes installées sous toutes les stations service. Quand la demande s’effondre la station service perd ses clients le distributeur n’a plus de commandes et ne se présente plus pour charger à la raffinerie, la saturation remonte le chaine comme une épidémie et très vite la producteur est obligé de ralentir l’extraction.

Les producteurs aujourd’hui

Deux idées simples : ils sont nombreux mais de tailles très diverses. Une série de pays ne produisent pas : Europe, Japon, Corée du Sud et sont donc dépendants de producteurs extérieurs. La Chine est un producteur moyen mais ses besoins dépassent sa production. En face de ces consommateurs quelques gros producteurs qui alimentent le marché mondial et dont certains dont l’économie était centrée sur le pétrole se sont organisés en cartels pour éviter des fluctuations trop importantes des prix. Le plus connu est l’OPEP qui regroupe aujourd’hui : Arabie Iran Irak EAU Koweït Venezuela Nigeria Angola Algérie Libye et Équateur et contrôle environ un tiers du marché mondial. L’Arabie est de loin le plus important producteur et occupe une position de leader dans ce groupe.

La Russie suivait de très prés l’Arabie saoudite premier producteur mondial jusqu’en 2016. Cette année là l’OPEP noue une alliance avec un autre groupe de pays producteurs rassemblés autour de la Russie : Mexique, Kazakhstan, Azerbaïdjan, Bahreïn, Brunei, Malaisie, Oman, Soudan et Soudan du Sud. Il prend le nom d’OPEP +. Voici donc deux oligopoles regroupés chacun autour d’un producteur dominant. La raison de ce rapprochement est à rechercher dans l’arrivée en 2016 à la tête de la production mondiale qui sera effective l’année suivante d’un revenant : les Etats-Unis. L’exploitation forcenée du pétrole et du gaz de schiste au mépris de toute précaution environnementale entamée dès le début de la décennie et favorisée par d’énormes facilités d’emprunts consentis aux nouveaux producteurs est un cheval de bataille de l’administration Trump qui permet au pays de réoccuper en 2017 la place de n° 1 mondial dans un secteur d’activité stratégique, de réduire ses importations et même d’attaquer ses concurrents à l’exportation. Dès 2018 les Etats-Unis ont creusé l’écart avec l’Arabie et la Russie. La tendance s’est accrue en 2019. 

Pendant toute cette année 2019 les cours internationaux sont stables entre 60 et 70 $ le baril. Chacun y trouve son bonheur mais surtout les Etats-Unis car à ce niveau-là le pétrole de schiste beaucoup plus cher à l’extraction que les pétroles russe et saoudien reste rentable. Dès mi-janvier 2020 le cours s’effrite puis s’effondre en mars et avril. A ce prix une partie des producteurs US font faillite, la Russie souffre mais a prévu dans son budget 2020 un cours autour de 40$ donc pour elle la baisse est supportable d’autant plus que ses coûts d’extraction sont inférieurs à 10$/b. Bien que les coûts d’extraction y soient parmi les plus bas du monde – autour de 5$/b – l’Arabie saoudite est en difficulté. Pour plusieurs raisons : le régime féodal saoudien doit satisfaire les appétits des nombreuses branches de la famille régnante, il doit financer la guerre du Yémen, soutenir les djihadistes en Irak et en Syrie, distribuer de l’argent au peuple travailleur pour lui faire oublier le régime de servage dans lequel il se trouve, bref il a de gros besoins financiers et ne peut supporter sans risques de graves secousses politiques les cours atteints début mars. L’Arabie sonne alors l’alarme. Une réunion de l’OPEP+ a lieu le 3 mars.

L’Arabie y tente une manœuvre classique : réduire la production du cartel pour faire monter les prix donc créer une certaine rareté qui va inciter les acheteurs à se dépêcher pour satisfaire leurs besoins. La manœuvre est  totalement à contretemps : la chute de la consommation consécutive à la pandémie et au confinement est brutale et les clients comme on dit ne se pressent pas au portillon. Quelques-uns parmi les mieux équipés en capacité de stockage stratégique comme la Chine vont profiter de l’aubaine : remplir les stocks au meilleur prix et s’arrêter, provisions faites.

La Russie rejette sèchement ce jour-là la demande saoudienne. La chute peut continuer et les deux autres grands ont le temps de mesurer l’étendue des dégâts : crise financière en Arabie et déconfiture des producteurs étasuniens surendettés et dont la clientèle locale s’étiole. Trump va vite manifester son inquiétude et il sera entendu par la Russie. Se tient donc une nouvelle réunion de l’OPEP + avec un partenaire officieux en coulisse : Trump lui-même qui va s’entretenir plusieurs fois par téléphone avec le président russe et le prince saoudien pendant la réunion.

Un accord de réduction correspondant à environ 10% de l’offre mondiale est trouvé, applicable entre mai et juin à une date à préciser qui dépendra certainement du rythme de la reprise de l’activité industrielle mondiale en sortie progressive de confinement. Il s’agit de la plus grosse réduction concertée de la production depuis deux décennies.

Cet accord OPEP OPEP+ est en réalité un accord à trois : Russie, Arabie saoudite et Etats-Unis qui permet aux deux premiers d’envisager une stabilisation des cours autour de 30$/baril satisfaisante pour eux et au dernier de permettre à la fraction la plus rentable de sa nouvelle industrie pétrolière de survivre, ce qui est pour Trump un atout décisif pour sa réélection, le reste étant passé par pertes et profits. De plus à ce niveau de prix la reprise de la production industrielle mondiale et donc de tous les transports qui l’accompagnera nécessairement est facilitée. Voilà la nouveauté : les 3 premiers producteurs mondiaux ont trouvé un accord qui implique la grande majorité des Etats producteurs (OPEP et OPEP+). Il n’y aura pas de guerre du pétrole.

Dans ce contexte général une petite péripétie est venue troubler certains journalistes. Surprise : un beau matin le WTI (World Texas international) indice des prix pétroliers sur le marché étasunien a affiché un cours négatif c’est-à-dire que certains producteurs locaux qui ne trouvaient plus de clients car l’activité économique ayant beaucoup ralenti, tous les stocks de leurs clients étaient pleins et ils étaient à la recherche de la plus petite citerne encore vide pour désengorger leurs propres bacs de stockage pour éviter d’arrêter l’extraction. Pour être convaincants ils étaient prêts à donner de l’argent à cet oiseau rare pour lui remplir sa citerne. Ce jour de folie apparente avec un baril offert à -35$ c’est à dire comprenons-nous bien que l’acheteur de 100 barils aurait sans bourse délier reçu les 100 barils accompagnés d’un chèque de 3500 dollars n’a pas eu de suite. Il n’était qu’un signe limite et éphémère d’un système très perturbé.

Codicille théorique

Dans une lettre qu’il adresse  à Ludwig Kugelmann  en 1868 à Marx écrit

«Chaque enfant sait que chaque nation qui cesserait de travailler, je ne veux pas dire pendant un an, mais pendant quelques semaines, crèverait. Il sait également que les masses de produits correspondant aux différentes masses de besoins nécessitent des masses différentes et déterminées quantitativement de travail social global. Que cette nécessité de la distribution du travail social dans des proportions déterminées ne peut être abrogée par la forme déterminée de production sociale, mais peut changer seulement son mode de manifestation, c’est une évidence. Les lois de la nature ne peuvent absolument pas être abrogées. »

Dans le travail social global comme l’appelle Marx le pétrole occupe aujourd’hui une place centrale. Prenons un exemple banal : vous achetez une casserole. Dans cette casserole il y a du travail humain incorporé, celui de l’ouvrier de l’usine de casserole, celui du marin dont le navire aura transporté un lot de casseroles, celui du chauffeur routier qui aura livré les casseroles dans le magasin, celui de la caissière et du manutentionnaire qui met en rayon. Déjà beaucoup de pétrole a été consommé pour le navire, pour le camion peut-être aussi pour les trajets de l’ouvrier de la caissière et du manutentionnaire mais songez au fait que le métal de la casserole a été produit dans une grande usine métallurgique et transporté ensuite vers l’usine de casseroles, que cette usine métallurgique s’approvisionne en minerai dans une pays lointain où de mines gigantesques à ciel ouvert on extrait le minerai à l’aide d’énormes engins actionnés par des moteurs de milliers de chevaux. Bien sûr pour suivre  toute cette chaine il faudra établir une série de documents comptables et commerciaux donc prendre en compte dans le travail social global celui des personnels administratifs et dans la consommation pétrolière tous les transports qui auront été nécessaires pour la fabrication des ordinateurs de bureau qui auront jalonné ce parcours.

Plus le travail social global est réparti sur la planète plus le quantum de pétrole incorporé dans votre simple casserole est énorme.

Voici en complément une interview de Jacques Sapir, très argumentée, mais qui a toujours un peu tendance à en rajouter dans l’enthousiasme pro-Poutine. Son analyse est certes pertinente mais le KPRF a tendance à manifester un peu plus d’inquiétude sur les effets d’une telle stratégie dans le cadre de la dépendance de la Russie à une oligarchie qui mène ses propres intérêts…

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