Puisque nous célébrons le 150 e anniversaire de la naissance de Lénine, demain 22 avril et que nos camarades de Moscou nous ont invités à marquer, malgré le confinement, cette date par des initiatives autour de Lénine, ce blog va durant au moins ces deux jours rassembler des articles autour de Lénine. Puisque je ne sais pas mettre ma photo à côté d’un livre de Lénine, voici certains aspects “personnels” de l’apport de Lénine à mon métier de sociologue.
Un camarade, qui souhaitait profiter du confinement pour créer une espèce d’école élémentaire du parti ouverte sur l’apport des disciplines “académiques”, m’a demandé récemment d’expliquer ce qu’était la sociologie. J’aurais pu répondre simplement que c’est l’étude des faits sociaux de différentes natures, division du travail, institutions, représentations etc… et qui pose donc de manière permanente la question de la relation entre individu et société dans l’évolution de ces systèmes.
En quoi la sociologie est-elle une science ? J’ai toujours dit à mes étudiants qu’avec le degré de certitude que nous avions sur les faits sociaux on ne ferait jamais partir un avion. On peut déployer tout le scientisme que l’on veut, bourrer nos analyses de statistiques, l’incertitude fait partie de notre métier, si métier il y a. (1)
J’ai repensé la manière dont j’expliquais comment le positivisme, celui d’Auguste Comte inventeur du terme de sociologie, mais aussi Durkheim qui l’a installé à l’université, avaient tenté d'”objectiver” le fait social. Faire du fait social une chose ou, sur le modèle des avancées de la linguistique à la même époque, on pourrait détacher la langue du locuteur. Ce qui permettrait d’étudier le fait social, du suicide à la division du travail en poussant jusqu’au “socialisme”, chaque fois en tant que système contraignant l’individu dans des normes, des représentations, des organisations. Un système conçu comme un organisme biologique avec sa fonctionnalité, ses fragilités, ses anomies, tout en réduisant le degré d’incertitude. Voilà un premier point qu’il me faudrait expliquer.
Mais j’expliquais aussi à mes étudiants qu’il y avait d’autres approches possibles que celles du positivisme identifiant les sciences humaines avec les sciences dites exactes ou celles de la nature. Il y avait Max Weber, mais surtout il y avait Marx et le matérialisme historique. Cela supposait un autre positionnement du chercheur et que celui-là n’avait pas besoin de courir après un modèle scientifique, de se considérer comme une sorte d’ingénieur du social. Ainsi moi en tant que marxiste, historienne de formation, je n’avais jamais détaché ma pratique sociologique de celle du matérialisme historique. Paul Boccara disait qu’il allait au Comité central comme à son Laboratoire, c’était un point parmi d’autres sur lequel je le rejoignais, parce que le laboratoire alors admet une autre action que celle du savant positiviste.
Ce que j’expliquais à mes étudiants, c’est que si le positivisme a voulu construire l’analyse des sociétés sur le modèle des sciences au moins de la nature comme la biologie, il y avait eu au XIX e siècle, deux révolutions méthodologiques assez parallèles avec Marx et Freud, l’introduction d’une pratique comme base de la spécificité de la connaissance du fait humain, au cœur d’un appareil conceptuel théorique qui aborde l’objet “humain”, d’une manière différente de la science en tant que telle, qui elle travaille sur des choses dénuées de volonté.
Je travaillais pour cela beaucoup Lénine et tout le Xe congrès qui est une véritable mine pour comprendre et percevoir ce qu’est la dialectique léniniste, sa relation à Hegel et au positivisme, il y avait l’Empiriocriticisme (1909) comme théorie de la connaissance, une manière de poursuivre Engels, la constitution d’un matérialisme intégral qui défendrait le progrès des sciences de la nature… Mais il y avait chez Lénine, quelque chose de plus, qui était né de la rencontre d’une théorie avec une mise en œuvre et quelle mise en œuvre… Elle nous montrait l’irréductibilité du fait social par la politique, un vrai paradoxe.
La question est en effet toujours dans les sciences dites humaines, celle de “l’objectivité’ dans des disciplines marquées par l’intervention de sujets, de leurs actions conscientes ou inconscientes. Lénine posait la matérialité des sciences en prenant en compte leurs objets propres, ce qui selon moi permettait d’éviter un double écueil, celui de Lissenko soumettant les sciences à l’idéologie fut-elle celle du pouvoir soviétique et celle qui prétend à partir de là ne pas voir la spécificité de la philosophie, comme théorie dans la pratique humaine, par certains aspects du matérialisme historique lui-même comme enjeu de pouvoir.
Entendons-nous sur l’idée que la sociologie est une branche de la philosophie comme elle fait partie du matérialisme historique.
Passons par Althusser et Brecht
On retrouve chez Althusser et chez Brecht la même position paradoxale qui dans les deux cas se réfère à Lénine dans son interprétation du marxisme, le refus de l’autonomie de la philosophie et de sa constitution en tant que science spécifique ayant sa propre histoire… Apparemment nous sommes dans du positivisme, la distinction entre sciences quantifiables, mesurables, donnant lieu à vérification, expérimentation, ayant donc un noyau de vérité qui évolue certes mais qui toujours est soumis à des méthodes et règles.
Ce n’est pas le cas de la philosophie, ni d’ailleurs de la sociologie, ni du matérialisme historique.
Cette négation de la scientificité “positiviste” de la philosophie part d’un axiome, d’une thèse affirmée par Althusser mais il s’appuie sur Lénine pour l’exprimer :
“Toute philosophie exprime une position de classe, une « prise
de parti » dans le grand débat qui domine toute l’histoire de la
philosophie, le débat entre l’idéalisme et le matérialisme.
Il y a donc quelque chose d’immuable que Brecht décrira dans son roman des Tuis et dans sa pièce de théâtre: “Turandot ou le Congrès des blanchisseurs” Brecht à travers un commentateur de sa pièce qui paraît résumer toute l’histoire de la philosophie à l’affrontement entre ceux qui pensent que la pensée crée le Yang Tsé Kiang et ceux qui pensent que le Yang Tse kiang existe sans la pensée. L’empereur un jour les a tous enfermés et leur a dit de ne pas sortir tant qu’ils n’auraient pas résolu le problème. Et alors demande le paysan ? Le yang Tse kiang a débordé et les a tous noyés et on ne saura pas la réponse…
Donc le discours des intellectuels “des blanchisseurs”, ceux que l’empereur convoque dans une sorte de concours pour justifier l’injustifiable, est une sorte de jeu, de discours pour rien et pourtant il y a toujours quelque chose à prendre parce qu’ils disent tous une part de vérité en déduit le paysan qui va rejoindre “l’intellectuel révolutionnaire”, en l’occurrence Mao puisque nous sommes en Chine.
L’affrontement entre matérialisme et idéalisme peut être un simple jeu absurde et n’a pas d’issue scientifique…
On retrouve ce caractère “absurde” mais dans la logique formelle que Lénine attribue à Boukharine quand il prétend concilier sa position sur les syndicats avec celle de Trotski. Lénine lui dit “en ce moment il y a deux chinois qui disent que la guerre est un art, et il y a ceux qui disent que c’est la lutte des classes, en logique formelle ils ont tous raison, mais en logique dialectique il faut voir tous les aspects de la réalité et privilégier celle qui détermine le mouvement de la réalité même et donc le mouvement c’est la lutte des classes.
Il y a donc une possibilité, celle d’une dialectique qui prend “tous les aspects du réels, pour mieux mettre en évidence le mouvement”.
C’est là que l’on retrouve Lénine alors qu’il oppose apparemment un “objet” propre à la science et déterminant sa propre évolution mais qui nie la philosophie parce qu’elle n’a pas d’objet, ce qui est une position admettant un certain “positivisme”.
Lénine [préconise] . . . une thèse matérialiste qui est conjointement une thèse d’existence (matérielle) et d’objectivité (scientifique).
Lénine . . . déclare qu’on ne peut pas démontrer les principes derniers du matérialisme, pas plus qu’on ne peut démontrer (ni réfuter . . .) les principes de l’idéalisme. On ne peut les démontrer car ils ne peuvent être l’objet d’une connaissance, entendons d’une connaissance comparable à celle de la science qui démontre les propriétés de ses objets.
La philosophie n’a donc pas d’objet. Mais, tout se tient. S’il ne se passe rien dans la philosophie, c’est justement parce qu’elle n’a pas d’objet. S’il se passe en effet quelque chose dans les sciences, c’est qu’elles ont un objet, dont elles peuvent approfondir la connaissance, ce qui leur donne une histoire}” dit Althusser.
Lénine parait même s’opposer à Engels qui lui a pensé que la philosophie a un objet propre et n’a pas reconnu la philosophie en tant que lutte politique.
Mais ce que pose Lénine est autre que le simple positivisme de la différence des “objets” entre sciences relevant de l’expérimentation, de la mesure et philosophie sans objet spécifique matériel donc irréfutable quelle que soit l’absurdité de la proposition. L’objet réel, ce qui en fait un enjeu est justement la relation au pouvoir, un enjeu de la lutte des classes. La philosophie serait la scientificité de la politique dans l’affrontement de classe, d’où le retour à l’affirmation de Marx: “les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer.
Lénine est donc non pas un positiviste mais celui qui met en évidence la spécificité du matérialisme historique en tant qu’achèvement de la théorie dans l’action consciente des êtres humains, fait des idées des forces matérielles et la théorie n’est plus principe, idées détachées de la réalité, abstractions mais bien l’analyse concrète d’une situation concrète, la science introduite dans l’idéologie des hommes pour leur permettre d’agir.
Danielle Bleitrach
(1) Il faut cependant noter qu’une certaine prévisibilité est possible plus les masses d’individus sont grandes et la démographie est la partie des sciences humaines qui se rapproche le plus de l’exigence positiviste que l’on retrouve également dans un certain type d’approche linguistique comme si en transformant l’activité humaine en quelque chose de l’ordre des forces productives on augmentait la détermination.
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Merci professeure,
Je suis heureux de constater que vous avez entendu mon interrogation sur la question du : Qu’est-ce que la Sociologie , et que vous avez gentiment essayé d’y répondre. Si je vous l’ai posé, c’est moins que je sois totalement néophyte sur le sujet puisque je suis moi-même sensé avoir suivi des études de « Sciences Economiques et sociales », mais que je trouve toujours faible la réponse que tente d’y apporter nos camarades de parti que l’existence a placé à l’intérieur de ce champ d’étude, par exemple Michel Dion
Et si je m’interroge sur la Sociologie c’est qu’en miroir je m’interroge sur la Psychologie, que je qualifierais de champ scientifique « écho » à cet alter-égo, ou plus exactement, ce serait l’inverse qui serait vrai, la Sociologie étant une psychologie des collectivités humaines, des groupes humains, autrement dit, une interrogation sur comment l’individu fait société. Je me demandais s’ il était possible d’obtenir une sociologie essayant de rompre vraiment avec toute trace de psychologisme. Vous me dites que c’est du positivisme, soit. Mais le psychologisme fait des ravages dans tout le champs des sciences humaines et sociales.
Je m’interroge d’autre part sur votre parcours personnel, votre biographie comme dirait Lucien Sève, d’historienne à sociologue. Et vous rappelez fort opportunément que ce sont beaucoup d’anciens agrégés de philo qui sont devenus sociologues (dans mes études j’en ai connu pas mal), mais nous avons aussi beaucoup d’agrégés de philo qui sont devenus psychologues ( plus souvent psychanalystes d’ailleurs que psychologues) et notamment les deux plus célèbres Georges Politzer et Lucien Sève.
J’ai moi-même connu ce phénomène de disjonction-naissance des deux champs scientifiques, la queue de traine de naissance des sciences économiques sortant des universités de droit, quand je suis rentré à l’université, les deux matières étaient déjà séparées, mais pour avoir suivi quelques cours à Paris II, je peux témoigner que certains vieux professeurs réactionnaires et conservateurs le supportaient très mal. Pour eux ils étaient plus qu’évident que le marché était une émanation du sujet de droit et qu’il était donc stupide de séparer l’Economie du Droit.
Aujourd’hui on assiste à la pénétration totale de la psychologie et à sa victoire sur les autres champs sociaux. Les fameuses « Sciences Economiques et Sociales » c’est en fait des faits sociaux perçus d’un pur point de vue psychologique.
Un mien cousin phocéen, psycho-sociologue de son métier, aime à me répéter « Ton truc, « les sciences économiques », ce n’est ni plus ni moins que du psycho-sociologisme gonflé aux mathématiques ». Et je dois dire que je ne peux pas lui donner tort, c’est pourquoi, il me parait important de rappeler que Marx ne s’inscrit pas dans le projet de développer et poursuivre ce projet mais de fonder une Economie Politique, en rupture avec ce projet.
Et c’est là où votre formation initiale redevient centrale, l’Histoire. Il me semble qu’aujourd’hui on a tué l’Histoire, l’Histoire de chaque champ scientifique, pour réduire leurs définitions, à une mise en exercice de leurs activités, une praxis individu-matière, ou l’historicisme a pris le dessus. Il ne faut plus faire d’histoire de la sociologie, d’histoire de la psychologie etc. Et surtout d’histoire de la philosophie, il faut philosopher, autrement dit réinventer le fil à couper le beurre, mais vu avec toute les qualités, d’un jeune de 18 ans, qui a peu vécu, qui ne c’est jamais préoccupé de cette question avant et ne s’en occupera plus après. Je peux témoigner du dégât causé dans ma matière, les sciences économiques, ou j’ai connu l’histoire du développement de la matière en lien avec l’histoire du développement du capitalisme (j’ai d’ailleurs conservé mes anciens manuels de terminal, qui sont le jour et la nuit avec ce que l’on apprend dans ces classes aujourd’hui. Aujourd’hui le jeune se retrouve confronté à des statistiques ou des calculs, dans le maintien d’un présent perpétuel, où il se doit d’interpréter et le passé et l’avenir, couplé à des définitions de scoliastes, des coupeurs de cheveux en quatre, des commentateurs de commentateurs, qui même pour moi sensé être parvenu à un niveau de doctorat de 3 cycle n’arrive plus à comprendre, tellement ils sont loin, dans des pensées alambiquées, en rupture ou en réinterprétation de réinterprétation des concepts centraux, nous parlant d’auteurs qui dans 20 ans auront totalement disparu de la scène médiatique (je n’ose même pas parler de scène scientifique). Voilà, Annie Lacroix- Riz a raison de dire qu’ils ont tué l’Histoire, mais pas seulement l’histoire de l’Histoire, c’est toutes les histoires de chacun des champs scientifiques qu’ils ont balancé par la fenêtre.
Et si il doit y avoir un opus 2, j’aimerai avoir votre avis d’historienne et de marxiste sur « Mon dieu, qu’ont-ils fait de ma matière !? »
Danielle Bleitrach
je suis tout à fait d’accord avec l’essentiel de votre analyse, en particulier vaincre le psychologisme non par l’économie libérale qui n’en est qu’une des dimensions, mais par une critique de l’économie politique qui est le matérialisme historique. Simplement j’insiste dans mon texte sur la théorie dans le champ du politique, de l’action révolutionnaire.