Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Voilà, nous sommes au rendez-vous fixé par Marx

« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »

Il y a tant de gens qui prétendent nous expliquer cette crise de société, que je crois utile de laisser la parole à quelqu’un qui avait la modestie de reconnaître les étapes d’une découverte et la manière dont les faits l’ont contraint à évoluer et ce dans un travail constant d’articulation du théorique à une pratique de transformation de la réalité (note de Danielle Bleitrach pour Histoire et société).

Préface

J’examine le système de l’économie bourgeoise dans l’ordre suivant : capital, propriété fon­cière, travail salarié, État, commerce extérieur, marché mondial. Sous les trois premières rubri­ques, j’étudie les conditions d’existence économiques des trois grandes classes en lesquelles se divise la société bourgeoise moderne; la liaison des trois autres rubriques saute aux yeux. La première section du livre premier, qui traite du capital, se compose des chapitres suivants : 1º la marchandise; 2º la monnaie ou la circulation simple; 3° le capital en général. Les deux premiers chapitres forment le contenu du présent volume. J’ai sous les yeux l’ensemble de la documentation sous forme de monographies jetées sur le papier à de longs intervalles pour mon propre éclaircissement, non pour l’impression, et dont l’élabo­ration systématique, selon le plan indiqué, dépendra des circonstances.

Je supprime une introduction générale que j’avais ébauchée [1] parce que, réflexion faite, il me paraît qu’anticiper sur des résultats qu’il faut d’abord démontrer ne peut être que fâcheux et le lecteur qui voudra bien me suivre devra se décider à s’élever du singulier au général. Quelques indications, par contre, sur le cours de mes propres études d’économie politique me semblent être ici à leur place.

L’objet de mes études spécialisées était la jurisprudence à laquelle cependant je ne m’adonnais que comme à une discipline subalterne à côté de la philosophie et de l’histoire. En 1842-1843, en ma qualité de rédacteur à la Rheinische Zeitung, je me trouvai, pour la première fois, dans l’obligation embarrassante de dire mon mot sur ce qu’on appelle des intérêts matériels. Les délibérations du Landtag rhénan sur les vols de bois et le morcelle­ment de la propriété foncière, la polémique officielle que M. von Schaper, alors premier pré­si­dent de la province rhénane, engagea avec la Rheinische Zeitung sur la situation des pay­sans de la Moselle, enfin les débats sur le libre-échange et le protectionnisme, me fournirent les premières raisons de m’occuper de questions économiques. D’autre part, à cette époque, où la bonne volonté d’« aller de l’avant » remplaçait souvent la compétence, s’était fait entendre dans la Rheinische Zeitung un écho, légèrement teinté de philosophie, du socialisme et du communisme français. Je me prononçai contre ce travail d’apprenti, mais, en même temps, j’avouai carrément, dans une controverse avec l’Allgemeine Augsburger Zeitung, que les études que j’avais faites jusqu’alors ne me permettaient pas de risquer un jugement quel­con­que sur la teneur même des tendances françaises. Je préférai profiter avec empressement de l’illusion des gérants de la Rheinische Zeitung, qui croyaient pouvoir faire annuler l’arrêt de mort prononcé contre leur journal en lui donnant une attitude plus modérée, pour quitter la scène publique et me retirer dans mon cabinet d’étude.

Le premier travail que j’entrepris pour résoudre les doutes qui m’assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit, de Hegel, travail dont l’introduction parut dans les Deutsch-Französiche Jahrbücher, publiés à Paris, en 1844. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’État – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils pren­nent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles dont Hegel, à l’exem­ple des Anglais et des Français du XVIII° siècle, comprend l’ensemble sous le nom de « société civile », et que l’anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l’éco­no­mie politique. J’avais commencé l’étude de celle-ci à Paris et je la continuai à Bruxelles où j’avais émigré à la suite d’un arrêté d’expulsion de M. Guizot. Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distin­guer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rap­ports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de produc­tion sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achè­ve donc la préhistoire de la société humaine.

Friedrich Engels, avec qui, depuis la publication dans les Deutsch-Französische Jahrbücher de sa géniale esquisse d’une contribution à la critique des catégories écono­mi­ques, j’entretenais par écrit un constant échange d’idées, était arrivé par une autre voie (com­pa­rez sa Situation des classes laborieuses en Angleterre) au même résultat que moi-même, et quand, au printemps de 1845, il vint lui aussi s’établir à Bruxelles, nous résolûmes de tra­vail­ler en commun à dégager l’antagonisme existant entre notre manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande; en fait, de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d’autrefois. Ce dessein fut réalisé sous la forme d’une critique de la philo­so­phie post-hégélienne. Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo, était depuis long­temps entre les mains de l’éditeur en Westphalie lorsque nous apprîmes que des circonstances nou­velles n’en permettaient plus l’impression. Nous abandonnâmes d’autant plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes. Des travaux épars dans lesquels nous avons exposé au public à cette époque nos vues sur diverses questions, je ne mentionnerai que le Manifeste du Parti communiste, rédigé par Engels et moi en collaboration, et le Discours sur le libre-échange publié par moi. Les points décisifs de notre manière de voir ont été pour la première fois ébauchés scientifiquement, encore que sous forme polé­mique, dans mon écrit, paru en 1847, et dirigé contre Proudhon : Misère de la philosophie, etc. L’impression d’une dissertation sur le Travail salarié, écrite en allemand et rassemblant les conférences que j’avais faites sur ce sujet à l’Association des ouvriers allemands de Bruxelles, fut interrompue par la révolution de Février et par mon expulsion de Belgique qui en résulta.

La publication de la Neue Rheinische Zeitung en 1848-1849 et les événements ultérieurs interrompirent mes études économiques, que je ne pus reprendre qu’en 1850 à Londres. La prodigieuse documentation sur l’histoire de l’économie politique amoncelée au British Museum, le poste favorable qu’offre Londres pour l’observation de la société bourgeoise, et, enfin, le nouveau stade de développement où celle-ci paraissait entrer avec la découverte de l’or californien et australien, me décidèrent à recommencer par le commencement et à étudier à fond, dans un esprit critique, les nouveaux matériaux. Ces études me conduisirent partiel­le­ment d’elles-mêmes à des disciplines qui semblaient m’éloigner de mon propos et auxquelles il me fallut m’arrêter plus ou moins longtemps. Mais ce qui surtout abrégea le temps dont je disposais, ce fut l’impérieuse nécessité de faire un travail rémunérateur. Ma collaboration qui dure maintenant depuis huit ans, au New York Tribune, le premier journal anglo-américain, entraîna, comme je ne m’occupe qu’exceptionnellement de journalisme proprement dit, un éparpillement extraordinaire de mes études. Cependant, les articles sur les événements éco­no­miques marquants en Angleterre et sur le continent formaient une partie si considérable de mes contributions, que je fus contraint de me familiariser avec des détails pratiques qui ne sont pas du domaine de la science propre de l’économie politique.

Par cette esquisse du cours de mes études sur le terrain de l’économie politique, j’ai voulu montrer seulement que mes opinions, de quelque manière d’ailleurs qu’on les juge et pour si peu qu’elles concordent avec les préjugés intéressés des classes régnantes, sont le résultat de longues et consciencieuses études. Mais, au seuil de la science comme à l’entrée de l’enfer, cette obligation s’impose :

Qui si convien lasciare ogni sospetto
Ogni viltà convien che qui sia morta  [21]

Londres, janvier 1859.
Karl MARX.

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