Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

D’un côté la démocratie et de l’autre le “bien commun”…

C’est étonnant, tout le monde, enfin tous ceux qui en France ont droit à la parole et font profession de savoir tout sur tout paraît avoir définitivement considéré que face à l’épidémie, le succès de la Chine et plus largement des pays asiatiques était dû à un plus grand sens du collectif. Sans oublier après avoir prononcé ce diagnostic définitif de le nuancer en notant que dans un cas la Chine ce serait la dictature et en Corée du sud ce serait la démocratie. Cette division ne leur posant aucun problème et surtout le fait de classer deux sociétés selon nos critères à nous alors qu’ils tentent d’en dégager la spécificité.

Outre le fait que considérer que la Corée du sud est une démocratie au sens dont nous l’entendons, pour qui connaît un peu l’histoire tumultueuse de ce pays en matière de droits et libertés, est pour le moins un raccourci saisissant. Mais il y a aussi ce qui rassemble la Chine et la Corée et qui ne relève pas de nos catégories démocratie ou dictature en matière politique. D’ailleurs, les mots employés dans ce cas par nos médiacrates relèvent simplement d’une tentative maladroite ou plutôt orientée pour dire que dans un cas la Corée nous avons un régime allié du capitalisme occidental et dans l’autre un pays dirigé par un parti communiste.

Pourtant il me semble que ces catégories sont inopérantes.

Marx dans une de ses réflexions sur la Chine laissait entendre que pour aboutir aux idéaux républicains, liberté, égalité, fraternité, la Chine n’aurait pas besoin de passer par la pensée européenne, Hegel en particulier.

Il me semble – mais cela participe des intuitions mal étayées qu’il m’arrive d’avoir devant les civilisations – que la Chine confrontée à une mutation extraordinairement rapide, comme même l’occident en proie au capitalisme n’en eut jamais, doit subir des tensions extraordinairement fortes et que ce doit être un des problèmes auxquels, y compris en période de pandémie comme celles que nous vivons, un gouvernement doit être très attentif. Que la société, les intellectuels doivent se la poser, en tous les cas c’est le questionnement de tout le cinéma chinois et coréen. Il est d’ailleurs fascinant de voir à quel point ce questionnement s’accompagne parfois de formes esthétiques inconnues et d’approches dans le temps et dans l’espace qui nous désorientent.

Cela pose toute la question de comprendre une civilisation dans un moment où le choc parait inévitable.

S’il est difficile de ne pas transposer, disait Duby, de ne pas pouvoir se dégager de notre conception actuelle de l’économie dans la compréhension de celle du Moyen-âge, “Il est beaucoup plus ardu encore de ne pas transporter dans l’observation des mentalités anciennes le reflet de celles de notre temps (…) Difficile, elle l’est déjà parce que les phénomènes mentaux se logent dans des mécanismes beaucoup plus subtils que ceux qui font évoluer les cadres matériels de la vie, parce qu’ils échappent à la plupart des moyens de mesure dont nous disposons actuellement et, que, dans leur fluidité, ils paraissent insaisissables”. Cette remarque est totalement applicable à d’autres civilisations surtout si l’on ajoute ce que Duby dit ensuite: “Histoire difficile encore parce que, dans toute société, coexistent différents niveaux de culture; entre eux s’établissent d’étroites correspondances; divers mouvements les relient dont les plus vigoureux sont ceux qui font s’enfoncer peu à peu dans des milieux toujours plus profonds et plus étendus des modèles créés pour les élites, et qui conduisent ces modèles à se déformer tout au long de ce parcours”.

Où je veux en venir, simplement au fait que m’intéressant à la culture chinoise et coréenne, non seulement sur le plan politique mais sur celui du cinéma, je voudrais suggérer un angle d’observation auquel peu de gens semblent avoir pensé à propos de ces deux pays et de l’accord qu’ils ont obtenu de leur population dans l’épisode du coronavirus.

Si l’on substitue au constat unanime de nos médiacrates que les asiatiques pensent plus collectif que nous et que ce soit un pays ami de l’occident ou au contraire un pays hostile soupçonné de communisme, donc pour faire simple de totalitarisme, ce qui en matière de culture y compris politique relaie ces deux pays c’est le confucianisme.

Récemment je ne sais qui a noté que Xi Jinping était confucéen, alors même que sous sa direction nous assistons à un retour en force du marxisme. Mais cette capacité de synthèse des courants de la pensée ne doit pas nous surprendre et en suivant l’hypothèse de Marx, disons que Marx est lisible par Hegel ce qu’affirmait Lénine, mais là il est peut-être lisible par Confucius.

Il y a eu pas mal de débats en Chine à propos des tensions que subissait la société chinoise avec son accélération économique, beaucoup d’inquiétude sur l’égoïsme, l’individualisme en particulier celui des enfants uniques. Et on avait pu constater à cette époque que pour un certain nombre d’intellectuels chinois c’est uniquement en s’appuyant sur les idées politiques contenues dans la tradition confucéenne, et en reconstruisant des institutions fondées sur ces idées, que les Chinois pourront retrouver la voie du bien commun : une voie proprement chinoise, supérieure à celle de la démocratie libérale occidentale. Dans la perspective confucéenne, la légitimité du pouvoir politique repose sur trois sources : le Ciel, représentant la transcendance suprême et la nature divine ; la Terre, symbolisant la légitimité procurée par l’histoire et la culture locale ; et l’Homme, exprimant la légitimité que procure la volonté du peuple. L’art de gouverner consiste à maintenir l’équilibre entre ces trois principes de légitimité, la prédominance d’un seul conduisant inévitablement à un régime instable avec des troubles. Ainsi un des défenseurs de cette idée, Jiang, défendait l’idée que la démocratie moderne repose exclusivement sur le troisième principe, la souveraineté du peuple. L’absence de légitimité morale (Ciel) explique selon lui pourquoi, dans ce type de régime, les désirs et les intérêts des hommes entrent si souvent en conflit avec l’intérêt commun. Et la légitimité historique et culturelle locale (Terre) explique pourquoi la démocratie est si difficile à exporter en dehors de l’occident.

Ces brèves remarques pour vous dire combien il est malaisé d’interpréter une société dans le temps révélateur d’une épidémie parce que la transposition s’avère malaisée non pas seulement pour agir ensemble, mais d’une manière qui risque d’être totalement erronée par rapport à la main tendue d’une civilisation qui n’a pas notre conception de la République, mais qui a abouti à l’idée que la survie de tous, le bien commun, exige une concertation mondiale autant que des actes en ce sens et qui les applique avec une certaine transparence.

Danielle Bleitrach

(1) Duby, leçon inaugurale au Collège de France

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3 Commentaires

  • Jeanne Labaigt
    Jeanne Labaigt

    C’est vraiment intéressant ce que tu dis de Confucius.
    Moi cela m’a fait penser plus à Spinoza qu’à Hegel, et en un sens si la tradition marxiste fait de Hegel une des sources du marxisme avec la dialectique, pour lire Marx il faut remettre la dialectique sur ses pieds et la dégager de sa gangue mystique.
    Spinoza à qui Hegel prête “omnis determinatio est negatio”, est bien proche du ciel, de la terre, de l’homme, qui est celle de Confucius puisque Deus sive natura et le projet de la liberté de l’homme.
    J’ai été très marquée par le livre de Macherey “Hegel et Spinoza” paru en 1979.
    En 2015 Macherey a fait une critique de son propre livre, et dans cette critique il part du rapport actuel (en 2015) au marxisme, il dit:”S’est installée généralement, sous un horizon d’où la référence à une perspective révolutionnaire a été, sinon tout à fait gommée, du moins amenée à être reconfigurée de façon assez différente, une manière plutôt résignée et déceptive de voir les choses qui incite à la mélancolie, à l’incertitude, à l’attentisme, voire même à l’inquiétude. Dans ce nouvel environnement, des thèses qui avaient été avancées ou aventurées dans l’espoir, reprenons cette formule qu’Althusser affectionnait, de « faire bouger les choses » n’ont plus tout à fait le même sens, et le rapport que l’on entretient avec des conceptions héritées du marxisme a été profondément modifié, sans que cela signifie cependant que ce rapport ait été tout à fait dénoué “.
    Cette manière déceptive, je crois que les trois ans que nous venons de vivre en particulier la réactivation de la lutte politique et syndicale, mais surtout la façon dont la Chine a su régler les choses à la fois pratiquement et aussi dans le domaine de la science médicale a modifié cette approche mélancolique, les questions que nous nous posons deviennent “pratiques” mais en même temps accroché à l’histoire la plus lointaine et la plus fondamentale de nos sociétés.
    Je te mets le lien avec le texte dans lequel Macherey critique son propre ouvrage, j’aimerais avoir ton avis, si tu as le temps de le lire, pour me dire si tu vois aussi la nécessité du moment de relire le rapport de Hegel et Spinoza à la lumière de ces troubles rapport entre Chine et Occident en ayant comme ligne d’horizon notre rapport théorique et indissolublement aussi pratique au marxisme et à la révolution?
    Je sens que je dois aller me coucher car je tombe de sommeil.
    https://philolarge.hypotheses.org/1619

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  • Daniel A
    Daniel A

    Il me semble que pour certains français, les libéraux et les égoïstes il est difficile de comprendre qu’il y a des peuples qui ont un peu plus le soucis de l’autre.
    J’ai entendu dire qu’en Corée (nord et sud) leur mentalité pousse au respect des gens plus âgés et du maître (celui qui sait).
    Plus près de nous en Allemagne des jeunes prennent du temps sur leurs après midi pour visiter les anciens, pas ceux de leur familles. Bon c’est sous l’hospice de l’Eglise, mais bon ça se fait.
    Parmi mes nombreux amis musulmans il est difficilement concevable de laisser ses parents en maison de retraite, ou même d’aller vivre dans un autre quartier que les parents.
    Dans mon pays de racines, l’Espagne, les gens se soucient de ceux qu’ils connaissent, prennent des nouvelles apportent de l’aide spontanément, en cette période particulière, mais aussi avant.
    Cela n’empêche pas des comportements racistes ou individualistes, en ce moment beaucoup d’Espagnols se demandent pourquoi certains ont décider de combattre le COVID19 avec du papier toilette.
    Je me demande si en France ont aurait pas un peu trop subit le mai 68 étudiant bobo, avec sa clique de “révoltés” dont la seule révolte consistait à consommer sans limites et jouir sans entraves. Il va de soi qu’il fallait un peu de moyens et une situation sociale pour se permettre cet égoïsme. Nos élites et nos dirigeants sortent tous de ce creuset libéral, nombriliste et méprisant tout autant qu’incompétent. Cette culture ayant imprégné si fort la société qu’elle s’est presque généralisée, proposant un seul modèle d’individu déraciné, aculturé, sans morale.
    Loin de moi la nostalgie des pays administrés par l’Eglise, mais il faudrait tout de même une morale pour vivre en collectivité. Irina Malenko démontrait bien l’évolution de la psychologie soviétique pendant la perestroïka, du collectif vers l’égoïsme.

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  • Michel BEYER
    Michel BEYER

    Excusez-moi Danielle, en début d’article, vous évoquez la Corée du Nord au lieu du Sud.
    Pour revenir à notre sujet, sous prétexte que nous avons le droit de vote, on nous fait croire que nous sommes en démocratie. L’Election Présidentielle en France n’est vraiment pas un bon exemple. Quand aux Etats-Unis, c’est l’argent qui est le moteur de leur démocratie.
    Je ne voudrais pas reprendre l’expression de notre regretté camarade Jean SALEM (élections …piège à cons) reprenant un mot d’ordre des “révolutionnaires de Mai 68”, mais parfois c’est aussi le sentiment que je partage.

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