Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Théo Angelopoulos, le regard d’Ulysse et l’exil intérieur par D.Bleitrach

Theo Angelopoulos est mort d’un accident durant le tournage d’un film. D’un cinéaste, il reste des films et surtout des images… Se succèdent alors des titres et l’un d’eux s’impose, le regard d’Ulysse. Angelopoulos est grec, il a vécu toutes les tragédies de ce peuple, l’exil et bien sûr, le voyage d’Ulysse, l’Odyssée ce texte fondateur. Dès les premières images, la caméra découvre la mer; on songe alors aux soldats de Xénophon, harassés fuyant l’expédition perse et criant “thalassa, thalassa” comme si leur patrie était la mer. La mer ce n’est pas rien. La Grèce, une terre complètement ciselée par les vagues, par l’échange d’île en île, la rencontre, la parole qui en devenue reine de la Cité. Oui, mais voilà, un jour les dieux ont été enchaînés, soumis. La mythologie, alors elle est là, dans les paysages: il suffit d’une ruelle écrasée de soleil, une femme vêtue de noir, et le silence de midi pour retrouver Ithaque. Les personnages d’Homère sont encore là, des chèvres et du roi sur le marbre des rochers, mais des nappes de brouillard obscurcissent la mer.

Chez Angelopoulos, la Grèce est toujours en deuil d’avoir été le berceau de la démocratie, du dialogue philosophique. La Grèce traîne, épuisée par ses luttes. Devant cette mer que fixe le regard d’Ulysse,  une autre image glisse envahit le champ, celle de la nuit dans un bus qui traverse Athènes :un militant fatigué, solitaire monte avec un gigantesque drapeau rouge qui l’enveloppe comme un linceul.

Thalassa, thalassa, la mer dit le premier regard d’Ulysse et la caméra se détourne de l’eau salie pour se lancer dans une autre zone de tempête, une Grèce exsangue, les Balkans et comme pour insister sur la mort de ce berceau de l’espérance, sur un fleuve une barque avance elle charrie une immense statue de Lénine allongée tandis que les gens sur les rives le regardent passer ignorant déjà de qui il s’agit mais courant pour le saluer. La Grèce va jusqu’au bout de l’agonie de ses statues…

Est-ce que Angelopoulos a lu ces pages de Chateaubriand où il décrit ce qu’est devenue la Grèce sous l’oppression turque, des ruines avec des haillons servant de toit à des familles hagardes, livides, ayant perdu jusqu’au souvenir de l’histoire,? Probablement et il lui suffisait de relire l’Odyssée pour retrouver les moments où l’expédition d’Ulysse mange les fleurs de l’oubli au pays des lotophages, devient pourceau ou encore Ulysse se faisant attacher à un mât tandis que ses compagnons les oreilles bouchées rament sans entendre les sirènes, image  de l’art condamné à demeurer attaché tandis que ses compagnons, ses camarades, le peuple n’entend plus rien…

Ulysse quitte la côte, s’enfonce dans les Balkans vers l’Albanie… A quel rendez-vous? la première séquence est celle de la mort du cameraman… Et Angelopoulos est mort en filmant. Il a dit son désarroi sur ce que peut dire le cinéma sur l’histoire. Son questionnement rejoint celui de Godard, est-ce que le cinéma survivra à la cécité dont il a témoigné au XXe siècle, en ne filmant pas la Shoah demande Godard. Est-ce un hasard si son dernier film (Godard) intitulé “film socialisme” est une odyssée autour de la méditerranée dans le bateau, l’immense ville flottante, qui vient de s’échouer sur les côtes de Toscane. Ce qui hante les cinéastes comme Godard ou Angelopoulos est ce que peut le cinéma, ce qu’est encore la dictature, le nazisme et l’impossibilité du socialisme du XXe siècle à constituer une alternative crédible. Je pense au regard d’Ulysse, à ce périple d’un cinéaste grec en mêlant ses images à celle de “socialisme” de Godard.   Qu’est-ce que peut faire un cinéaste enchaîné à son mât, errant dans le temps et dans l’espace, le cinéma est un regard parmi d’autres, une subjectivité et le cinéaste ne sait pas ce que portait son cinéma, son exil, ses luttes…

L’Europe du nazisme qui commence à Sarajevo avec le prélude de la grande boucherie de 14-18 et celle que l’on crut de l’après nazisme qui mourut aussi à Belgrade et à Sarajevo quand fut scellé le sort de la Yougoslavie avec les bombardements de l’OTAN. Cette Europe là qui aujourd’hui agonise avec le sort réservé aux Grecs, une fois de plus. Le sujet individuel occidental né avec Ulysse selon la dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer. Alors ce n’est pas rien cette idée qui m’obsède et qui veut que Auschwitz commence à Sarajevo. Le périple d’Ulysse n’a plus la méditerranée comme origine mais Sarajevo, Belgrade… L’odyssée d’Ulysse le conduit à la recherche d’un film perdu à Belgrade, à Sarajvo; il franchit la frontière albanaise. Le regard d’Ulysse est celui de la caméra qui scrute la brume, un regard intérieur mais sans complaisance avec gravité et comme un enfant ignorant. On ne peut s’empêcher de penser à cette nouvelle de Kadaré sur les manuscrits perdus d’Eschyle, ces manuscrits égarés du plus mystérieux des tragédiens grecs traitaient de Prométhée, l’éternel révolté, enchaîné par les dieux pour avoir donné le feu à l’humanité. Prométhée, celui dont Marx disait qu’il était le seul saint de l’histoire de l’humanité qu’il reconnaissait. L’Albanie, cette frontière franchie pour remonter vers les Balkans, ce ne peut pas être un hasard si Angelopoulos part de là à la recherche de bobines de films perdues comme l’ont été les tragédies d’Eschyle pour Kadaré, et s’il suit une gigantesque statue anéantie… Mais là ce sont des bobines de films qui sont recherchées et la quête se poursuit sous la mitraille, sous les bombes. Celui qui les détient est joué par un héros d’Andrei Tartovski, Erland Josephson, alors que la démarche de Angelopoulos est aux antipodes politiques du mystique idéaliste russe. Peut-être est-ce parce que Harvey Keitel, Ulysse, s’abandonne, ne résiste plus, il n’est qu’un corps à la dérive comme la statue de Lénine dans la barque qu’il attend son salut de cet individu, qui peut savoir, Angelopoulos n’est jamais aussi explicite nous nous laissons entraîner par l’errance.

Pourquoi le regard d’Ulysse encore plus que d’autres films parce qu’il est le film dont les images me poursuivent mais aussi parce que son rythme est obsédant, un éternel retour au coeur d’une sensation d’abandon et de perte. Trois heures, avec des plans très longs, un voyage suivi respectueusement par une caméra qui fait songer à  celle de l’Avventura d’Antonioni. La disparition inexpliquée mais l’incommunicabilité n’est pas le sujet, celui-ci est l’Histoire, son incarnation dans le corps du cinéma, dans un regard nécessairement subjectif…

Angelopoulos ou l’histoire d’une génération, la mienne, et de sa relation au cinéma, les clés qui ouvraient ses images sont en train de disparaître mais demeure la beauté de l’errance, du voyage, de la quête. Ceux qui ont moins de vingt ans comme on dit en riant ne peuvent pas savoir ce que fut cette quête, cette odyssée, que nous avons cru pouvoir mener collectivement. Angelopoulos a d’abord été pour nous le cinéaste militant celui qui dénonce l’injustice et la dictature, pas seulement celle des Colonels mais l’occupation allemande, la guerre civile, il en a montré les racines de classe, le capital ira toujours jusqu’à la dictature pour préserver son pouvoir et ses privilèges. Le cinéma est militant, il dénonce, c’est le voyage des comédiens parce qu’il est toujours question de la représentation dans la dénonciation. Puis à partir de 1983, le cinéaste retourne son regard sur lui-même, sur ses engagements. Le film qu’il tourne sur Alexandre le Grand marque  le moment où l’interrogation sur la dictature se transforme en interrogation sur le socialisme, non pour les comparer mais pour dénoncer la tentation impériale, celle dont fut victime jadis la Grèce des cités.  Il est d’abord critique devant le gouvernement socialiste de Papandreou mais aussi en filigrane sur le socialisme réel, le stalinisme. Le discours politique est toujours là mais comme la statue de Lénine en pièce descendant le fleuve ou le militant seul enveloppé dans son grand drapeau rouge, il est pris dans la brume. Ulysse, sa subjectivité, son désarroi, l’innocence de son regard et le cinéma à ce prix peut encore et toujours être inscrit dans l’histoire.

Voilà chacun ou plutôt ceux qui suivent ce blog auront compris pour quelle raison je suis hantée par le regard d’Ulysse. L’impossibilité d’appartenir à un autre camp que celui de l’indispensable révolution et dans le même temps le désenchantement devant ce que deviennent mes compagnons. L’oubli qui me désespère et les recompositions dangereuses, ceux qui ne veulent pas changer, la solitude et l’expérience intérieure du temps, de la politique, un certain désarroi et aussi une danse, un verre bu ensemble, le regard d’un enfant qui vous parle du retour de l’espérance. L’éternel retour, le rythme lent, le pas qui hésite et la caméra qui effleure.

Mes déchirements sont comme ceux de Theo Angelopoulos, un pas qui franchit les frontières, mais moi j’erre plutôt du côté de la Galicie polonaise, celle qui parqua mes ancêtres, leur refusa la citoyenneté et plus tard fut le lieu privilégié de leur extermination. Avez-vous encore besoin du négationnisme de cette histoire là pour vous prendre pour des révolutionnaires, vous faut-il recourir encore et toujours au simulacre du complot du banquier juif pour mieux sauvegarder une classe capitaliste, qu’êtes-vous devenus à force de vous identifier à un empire défunt et à ses maîtres?  Communistes j’irai à vos côtés jusqu’au bout, jusqu’à ma mort, que puis-je faire d’autre mais je n’ai plus confiance en vous et je vois passer la barque sur lesquelles sont étendues les héros du réalisme socialiste, ceux qui ont tenu à Stalingrad et je vois venir à moi une autre barque chargée de clowns effrayants qui m’imposent une musique techno. Les maîtres du monde. Ma méditerranée, thalassa, thalassa est couverte de la brume de la pollution, des étranges rabbins dansent un pas de mort devant des chars qu’ils bénissent et de l’autre côté il y a les mêmes qui hurlent à l’aéroport de Tunis: “mort aux juifs”. L’Amérique latine est devenue le lieu où se rassemblent les négationnistes et les néonazis me condamnant au silence et j’appelle à la paix au profit de qui je méprise parce qu’il faut arrêter la bête immonde. Et il n’y a rien à faire, à dire, sur les rives, un peuple hagard, livide ne sait plus vers qui se tourner, les files de chômeurs s’allongent, les armes s’accumulent dans l’indifférence générale et je suis si faible… Alors il ne reste plus que la politique à pas lent, celle de l’histoire où tout reprend sa place sous le regard neuf de l’enfance.

Theo Angelopoulos est mort d’un accident dans le tournage d’un film, il n’y avait rien d’autre à faire que de témoigner jusqu’au bout en acceptant la solitude et le regard intérieur puisque mes compagnons m’ont abandonné. L’odyssée… Et les yeux ouverts, tenter de comprendre, de voir malgré la brume…

Danielle Bleitrach

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