Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Ne rien faire… Le Mal par Klaus Mann

” J’imagine un jeune chômeur, qui dépend d’un de ses proches au point qu’il doit manger sa nourriture, boire sa bière, fumer ses cigarettes. l’opinion courante voudrait qu’il soit on ne peut plus content et satisfait: il mène la belle vie sans rien faire. Mais sur son jeune visage, je vois grandir une morosité, un déplaisir qui finissent par l’assombrir complètement et ternissent ce front clair et intelligent. Il se procure un semblant de travail en faisant du bricolage, des courses pour des gens qu’il connaît. Mais combien de temps s’en satisfera-t-il  puisque dès maintenant cela ne lui suffit pas? Tous ces jeunes gens qui traînent au coin des rues, devant les vitrines, sont, à leur manière moins spectaculaire et plus quotidienne, une accusation tout aussi éloquente contre les insuffisances de notre civilisation que les morts de la guerre mondiale sous leurs croix dérisoires. ces derniers ont péri par la faute d’un mécanisme qui ne donne même pas aux autres le droit de vivre.

Dans son ouvrage essentiel et méconnu sur “la révolte des masses”, le psychologue de la culture hispano-européen Ortega dépeint avec verve et brio la prétention et l’autoritarisme des masses qu’une civilisation créée par les élites a hissé à un niveau de vie dont l’individu n’avait jamais bénéficié. Mais ce que Ortega oublie de mentionner, c’est que cette même civilisation humilie l'”individu de masse” comme aucune autre ne l’avait fait. de nombreuses époques l’ont laissé mourir de faim, presque toutes l’ont réduit en esclavage, mais toutes le faisaient travailler. Des millions d’hommes purement et simplement exclus de la force de travail avec une évidence d’une incroyable brutalité: ce spectacle était réservé à l’ère de l’émancipation de l’individu de masse. celui-ci a son eau courante et son droit de vote, mais reste là au milieu de ses conquêtes comme un homme mort, un morceau de viande inutilisable. et lui qui par nature n’est ni bon, ni mauvais pourrait devenir terrible et tout casser si on lui demandait de rester encore longtemps assis là, les bras croisés. Il est très difficile de savoir si, à l’origine, il était plus proche de faire le mal que le bien. Ce qui est sûr, c’est qu’à la longue, il aimera mieux faire le mal que de ne rien faire… “

Klaus Mann, Berlin 1931

Le chômage jugulé un temps était remonté à la suite du krach boursier aux Etats-Unis, il touchait presque 5 millions de personnes près de 25% des actifs…

QUI EST KLAUS MANN ?

Si les français connaissent Thomas Mann son père, ils connaissent moins les autres membres de la famille. Klaus Mann (1906-1949)  et son oncle Heinrich Mann, romancier également, communiste et militant antifasciste exemplaire. Klaus Mann a été longtemps considéré comme un drogué, homosexuel et dandy, vivant une relation assez trouble avec sa soeur Erika. Mais c’est aussi un très grand écrivain : A travers le vaste monde (réédité en Petite bibliothèque Payot),  et il a laissé un journal intime superbe sous le titre Le Tournant (Solin). Il est également l’auteur de Mephisto (1936), qui a donné lieu à des adaptations théâtrales (Ariane Mouchkine) et cinématographique (le réalisateur hongrois Ivan Szabo) où il décrit comment un comédien inspiré par son beau frère se laisse corrompre par le nazisme.  Les plus curieux d’entre eux avaient également entrevu sa silhouette dans les études consacrées à l’émigration antifasciste allemande, Weimar en exil (Payot) de Jean-Michel Palmier et Exil et engagement (Gallimard) d’Albrecht Betz. Grace à la publication par Phoebus on a découvert en 2009 des textes rassemblés sous le titre Contre la Barbarie 1925-1948, où on découvre un grand écrivain et un fasciste intransigeant.  C’est même un des plus lucides dès le début du nazisme et à ce titre son interpellation de Stephan Zweig trop indulgent est exemplaire. Il refuse le “jeunisme”, et dénonce tout compromis avec le national socialisme, il y a peu de textes qui à cette époque là qui témoigne d’une telle lucidité si l’on ne considère pas les communistes ou les proches des communistes, mais Klaus Mann bien que proche de son oncle Heinrich, n’est pas communiste même s’il affirme une sympathie pour le socialisme. Il est d’abord un esthète préoccupé de son métier d’écrivain et pourtant ses écrits ne souffrent d’aucune de ses errances que l’on trouve chez les voyageurs de l’époque en Allemagne – Contre la barbarie (traduit de l’allemand par Dominique Laure Miermont et Corina Gepner, 347 pages, 23 euros, Phébus), Comme dans Méphistophélès, il s’en prend à Gottfried Benn, séduit à ses débuts par le nouveau régime avant de se résoudre à l’exil intérieur ; Mann le déshabille dans toutes ses vanités et lui prédit qu’il n’a rien à y gagner, qu’il n’y récoltera qu’« ingratitude et dérision ». Tout aussi impitoyable, et d’une ironie dévastatrice, la lettre ouverte qu’il adresse le 21 avril 1935, via le Pariser Tagelblatt, à l’actrice Emmy Sonnemann qui vient d’épouser le tout-puissant Hermann Goering :

 ” Franchement, chère Générale, êtes-vous une femme heureuse ? (…) Votre bedonnant mari n’est pas à la maison -il est peut-être dans son bureau en train de signer des arrêts de mort ou d’inspecter des bombardiers. La nuit est tombée, vous êtes seule dans votre beau palais. N’est-ce pas l’heure des fantômes ? Ne voyez-vous surgir de derrière les lourdes tentures ceux que l’on a assassinés dans les camps de concentration, ceux que l’on a tués à la tâche, les fuyards que l’on a abattus, les suicidés (…) Vos pensées -qui devraient être formées à l’école des classiques allemands, mais qui sont sans doute déjà perverties par la nouvelle éthique allemande-, vos pensées parviennent-elles à se mettre à distance de tout cela ? (…) Et à supposer que vous ne soyez pas insensible aux terrifiantes grimaces des fantômes -n’imaginez-vous pas parfois qu’un jour des vivants pourraient envahir des pièces de votre château ? Et croyez-moi, ceux-là ne plaisanteront pas. Que répondrez-vous, Madame Sonnemann, quand on vous demandera des comptes -oui, à vous aussi, puisque vous vous faites complice de ces gens (…) Vous avez drôlement bien joué la comédie, Madame l’actrice, vous ressemblez à s’y méprendre à l’une de ces femmes du répertoire classique dépourvues de toute conscience morale : pour une poignée de pierres précieuses, pour un beau nom et une belle robe, vous oubliez tout, vous ne voulez rien voir, vous acceptez le pire – et finalement vous n’êtes pas mieux que votre criminel de mari et serez autant détestée que lui”.

Ce qui m’intéresse particulièrement par rapport au travail que je suis en train de poursuivre sur Lang et brecht c’est son évolution sur la langue allemande. Comme Brecht, il dit d’abord en 1936  de l’allemand :   « c’est ma langue, même un Hitler ne peut pas me la voler », mais en 1939, il décide solennellement de n’écrire plus qu’en anglais, comme Lang qui renonce à parler allemand et qui dans les Bourreaux refusera de prendre des acteurs allemands pour jouer la Résistance tchèque au grand dam de Brecht.  Ce qui m’intéresse aussi par rapport à Lang et d’autres exilés d’Hollywood est  l’impossible retour avec l’armée de libération. Sa découverte d’un « camp de concentration présentable » à Therensienstdat, un terrible mouroir en Tchécoslovaquie. Son interview d’un Goering défait en 1945. Ses rencontres avec le philosophe Karl Jaspers à Heidelberg et le compositeur Richard Strauss ou l’acteur Emil Jannings qui ont tous collaboré. Au fond, son reproche fondamental au nazisme, au-delà des procès d’intention sur les crimes qu’il s’apprête à commettre, c’est d’être viscéralement « hostile à l’esprit ». D’être infiniment responsable de « la déroute de l’esprit allemand ».

C’est cela qui m’intéresse par rapport à la problématique sur la non éradication du nazisme. Klaus Mann finit par se suicider à Cannes en 1949, désespéré, usé jusqu’à la trame comme cet “esprit allemand”.

J’ai besoin de comprendre comment un peuple choisit la servitude volontaire, il n’est ni bon, ni mauvais mais il est poussé au désespoir… peut-être parce que je suis désespérée du silence français devant les expéditions otanesques, par la tragédie palestinienne… Je ne sais que trop comment l’esprit d’un peuple que l’on désespère peut se corrompre jusqu’à la complicité avec le crime, tous les crimes…  Et ceux qui ont compris cela ne sont jamais revenus d’exil.

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