Le journalisme d’investigation s’est considérablement développé ces dernières années en Chine. Deux ouvrages récents expliquent comment le pouvoir l’a stratégiquement laissé prendre son envol, le marché lui a permis de prospérer et les attentes de la population l’ont enhardi. Recensés : David Bandurski et Martin Hala, Investigative Journalism in China, University of Washington Press, 2010, 176 p. ; Tong Jingrong, Investigative Journalism in China, Continuum, 2011, 280 p., 30£.
Deux ouvrages parus ces derniers mois proposent une étude complémentaire du journalisme d’investigation en Chine Populaire. L’ouvrage de David Bandurski et de Martin Hala analyse des affaires ayant eu un retentissement majeur à l’échelle nationale voire internationale tandis que celui de Tong Jingrong offre une approche plus générale de cette pratique dans l’histoire du journalisme chinois [1].Les années 1990 semblent représenter l’âge d’or du journalisme d’investigation en Chine. Sa mise en place a été possible grâce à la convergence de facteurs politiques, sociaux et économiques. Dans un État autoritaire comme la Chine qui pratique la censure de manière institutionnalisée, il a fallu que le journalisme d’investigation corresponde aux besoins ou du moins à une volonté du Parti pour que celui-ci puisse être pratiqué dans les médias. Tong Jingrong insiste sur l’idée d’un réel besoin des autorités politiques. Les réformes économiques lancées par Deng Xiaoping en 1978 ont certes permis un essor extrêmement rapide de l’économie chinoise, mais cette croissance est également à l’origine de problèmes majeurs : qualité médiocre de la production, accroissement des inégalités sociales, corruption généralisée, problèmes environnementaux etc. – autant de défis posés à la légitimité des politiques menées par les dirigeants. Afin de restaurer la confiance des masses envers le Parti et le système d’économie socialiste de marché, les autorités acceptent que des informations critiques apparaissent dans les journaux. Commençant par enquêter sur les problèmes de qualité des produits, le journalisme d’investigation s’étend peu à peu à d’autres domaines, instituant ainsi un certain « contrôle par les médias » (yulun jiandu).
Un besoin politique
Les dirigeants ont encouragé la pratique du journalisme d’investigation afin de servir leurs propres intérêts. Le travail d’enquête des journalistes permettait ainsi aux autorités centrales de contrôler les gouvernements locaux dans un contexte de décentralisation causée par les réformes économiques, tandis que la diffusion d’articles révélant certaines failles du système permettait de regagner la confiance de la population. Les journalistes sont alors une aide précieuse pour les autorités centrales, qui, mieux informées de la situation du pays, peuvent mener des politiques plus efficaces et punir les dirigeants corrompus qui les gênent. Elles auraient pu exiger que les rapports des journalistes ne soient pas publiés, et que les informations ne circulent qu’au sein de l’administration, sous la forme de rapports internes, les neican. Leur diffusion dans les médias de masse révèle au contraire que le gouvernement cherche à regagner la confiance de la population et à calmer son mécontentement en lui donnant l’illusion d’une certaine liberté de la presse.
Le concept de yulun jiandu est un terme clé de la réflexion sur les médias chinois. Le dernier chapitre de l’ouvrage de Bandurski est d’ailleurs uniquement consacré à cette question. L’auteur, Li-Fung Cho, explique comment ce terme a pu recouvrir différentes significations selon les moments et les dirigeants. C’est en 1987, que Zhao Ziyang, alors Premier Ministre de la RPC, utilise cette expression dans son rapport politique au XIIIème Congrès du Parti. Pour la première fois, le terme apparaît dans un document d’une telle portée, mettant ainsi en avant l’importance des médias pour guider la politique du gouvernement. Zhao Ziyang a une vision libérale de la presse, il conçoit le rôle des médias comme faisant partie d’une politique plus large visant à enrayer la corruption. Il veut rendre le Parti plus transparent grâce à la presse et créer des canaux de communication entre public et Parti. Alors que les journaux, tels le World Economic Herald, s’emparent de ce discours pour intensifier critiques et investigations, Zhao Ziyang est accusé d’avoir mené la presse sur une mauvaise voie. Avec le massacre de Tiananmen, la courte période de libéralisation qui avait vu naître les prémices du journalisme d’investigation se termine dans le sang. La presse entre dans une période d’atonie. Il faut attendre 1992, date à laquelle Deng Xiaoping intensifie les réformes économiques, pour que le journalisme d’investigation s’implante en Chine. Depuis lors, le terme de yulun jiandu continue à être fréquemment utilisé par les dirigeants mais il désigne bien davantage un journalisme critique au service du parti qu’une surveillance réelle du pouvoir par les médias. Ainsi, lorsqu’en 2007, Hu Jintao lors de son premier rapport politique, réaffirme l’importance de yulun jiandu, il précise qu’il ne doit pas être compris comme un droit à être indépendant du Parti. Il est alors loin de correspondre au terme anglais de « watchdog journalism » qui lui sert pourtant parfois de traduction.
Le journalisme d’investigation est autorisé à prendre son essor, mais les dénonciations doivent rester dans les limites fixées par le Parti, elles ne doivent pas toucher aux problèmes de fond liés au système politique, sans quoi les mesures punitives s’abattent sur les journalistes et les éditeurs en chef des organisations médiatiques : amendes, renvois, fermetures de titre, rares cas d’emprisonnement.
Un atout commercial
Les stratégies politiques et politiciennes ont donc été les éléments déclencheurs du développement du journalisme d’investigation. Mais c’est parce qu’il correspond aux intérêts des organisations médiatiques qu’il a pu connaître un tel essor.
Les structures des médias ont connu de grands changements au cours des années 1980-90. Avec la décentralisation, l’État ne reçoit plus qu’une partie des taxes récoltées dans le pays. Moins riche, il se déleste de certaines charges financières et notamment du financement des médias, qui doivent alors trouver d’autres sources que les seules subventions étatiques. Le recours à la publicité, auparavant condamnée comme outil du capitalisme, est à nouveau autorisé (une publicité réapparaît sur la Shanghai TV en février 1979, la pratique se répand dans les journaux au cours des années 1980) ainsi que la vente directe des journaux dans la rue. La poste n’a plus le monopole de leur distribution. Chaque organisation médiatique peut désormais l’assurer par ses propres circuits. Il faut cependant attendre l’accélération des réformes économiques lancées par Deng Xiaoping lors de son voyage dans le Sud en 1992 pour qu’une réelle gestion commerciale des médias soit instaurée. Les journaux deviennent des biens de consommation, les organisations médiatiques, des entreprises, mais qui restent étroitement contrôlées par l’État. Zhu Xueqin, intellectuel libéral engagé, a ainsi déclaré « we have created a massive creature combining market economics and Leninist politics [2] ». Les journalistes sont désormais tiraillés entre impératifs économiques et politiques. Du fait de la compétition accrue des années 1990, née de l’explosion du nombre de titres permis par la libéralisation du secteur, les médias cherchent à attirer les lecteurs. C’est là qu’entre en scène le troisième élément ayant permis l’essor du journalisme : la population chinoise.
Les attentes de la population
Le journalisme d’investigation est dépendant du public. En effet, si la population chinoise n’avait été aussi réceptive, les organisations médiatiques (organes de presse, télévisions, radios) auraient sans doute moins osé s’éloigner de la ligne stricte des besoins du Parti. Elles n’auraient probablement pas autant soutenu les journalistes qui tentaient de repousser toujours plus loin les limites de la censure. Ainsi, Liu Bing, un journaliste d’investigation travaillant au Southern Metropolis Daily (Nanfang Dushibao), réputé pour être un des quotidiens les plus critiques de Chine, a déclaré à Tong Jingrong lors d’une interview en 2005« Le public et la plupart de mes collègues considèrent que notre journal se caractérise par son professionnalisme et les idéaux qu’il porte, mais […] selon moi, les manageurs à la tête du journal réfléchissent d’une toute autre manière. Les idéaux ne sont qu’une stratégie du journal, car il s’agit avant tout d’une entreprise [3] ». (Tong, p. 121). Le rôle joué par le personnel dirigeant des journaux est difficile à évaluer. L’ouvrage de Tong Jingrong présente malgré tout une vision plutôt positive. Sans nier la variété des situations, elle soutient que les éditeurs en chef sont généralement des appuis précieux pour les journalistes. En se basant sur une observation approfondie du Southern Metropolis Daily, elle affirme que les médias endossent la plupart du temps les responsabilités politiques et qu’ils apportent aides financières et logistiques aux journalistes d’investigation. Au contraire, les études développées dans l’ouvrage de David Bandurski et Martin Hala insistent sur le manque de soutien auquel doivent faire face ces reporteurs. Ying Chan, responsable du China’s Media Project, un centre de recherche sur les médias chinois, estime ainsi que « ces journalistes travaillent beaucoup en solitaire, sans le support institutionnel de leur propre organisation médiatique ou de leurs supérieurs, effrayés qu’ils sont de faire des vagues et de s’égarer trop loin de la ligne du Parti. Dans ces organismes, les reporteurs sont généralement payés au prorata du nombre de mots publiés, somme qui s’ajoute à leur salaire de base (…) rien n’incite les reporteurs à s’investir dans des travaux d’investigation détaillée étant donné que les compensations dépendent de la quantité plutôt que de la qualité [4] » (Bandurski, p. 6).
Le rôle des journalistes
Enfin, il ne faut pas oublier le rôle des journalistes, sans lesquels les reportages d’investigation n’auraient évidemment pu voir le jour. La génération entrant en fonction à partir des années 1980 aspire à plus de professionnalisme et refuse d’épouser les principes du journalisme de Parti. Avant les réformes, tous les journalistes étaient payés par l’État et employés à vie afin de servir les intérêts du Parti. Ils devaient être des serviteurs loyaux, vantant les politiques officielles et les bienfaits qu’apportait le régime à la population. À partir des années 1980-90, les médias peuvent désormais employer eux-mêmes des journalistes dits « hors-système » (tizhiwai jizhe), qui ne jouissent plus des mêmes privilèges. C’est l’arrivée de ces nouvelles recrues qui permettront une mutation profonde de la profession journalistique en Chine. Ils ne se reconnaissent plus dans leur rôle de porte-parole et aspirent à plus d’autonomie.
La nouvelle conception que cette jeune génération se fait du rôle des journalistes dérive pour partie des théories et pratiques occidentales qui se font connaître avec l’ouverture de la Chine sous Deng Xiaoping. Indépendance des médias, objectivité, investigation… autant de principes qui s’opposent au journalisme de Parti et agissent en faveur d’une plus grande professionnalisation. Ainsi, les journalistes d’investigation ont permis de relégitimer une profession qui perdait ses privilèges et souffrait de la perte de confiance généralisée envers le Parti. Quel crédit la population pouvait-elle accorder aux porte-parole d’un régime dont la légitimité posait de plus en plus question ? Ils ont fait valoir un nouvel ensemble de valeurs comme l’objectivité, la quête de vérité et l’indépendance et ont redonné au journalisme une mission qui correspondait aux attentes de la population : aider les démunis, se battre pour la justice, pousser aux transformations sociales… Pourtant, l’ouvrage de D. Bandurski et M. Hala souligne les graves problèmes qui touchent les médias chinois, aspect que Tong Jingrong laisse entièrement dans l’ombre. Ils parlent notamment d’un manque d’éthique et de professionnalisme des journalistes. Ils expliquent ainsi que les journaux portent parfois des accusations sans preuves suffisantes et ils détaillent des affaires de corruption au sein des médias eux-mêmes. Le chapitre 6 « Cashing on silence » (tirer profit du silence) est consacré à une investigation ayant révélé que des reporteurs de l’Agence Chine Nouvelle (Xinhua) ont accepté, en échange de pots-de-vin, de passer sous silence les manquements sécuritaires majeurs de compagnies minières ayant causé la mort de plusieurs dizaines d’employés. Ce phénomène, dit de « xinwen qiaozha » ou « extorsion d’informations », prendrait de l’ampleur. Il résulte d’un manque patent de conscience professionnelle des journalistes mais aussi de salaires trop bas, qui poussent ces derniers à chercher d’autres sources de financement. Il représente un danger majeur pour la presse, qui se décrédibilise auprès du public et s’expose au risque d’une limitation de sa marge d’action par les pouvoirs publics.
La place des journalistes dans la société chinoise
Ce serait pourtant une erreur de croire que le rôle actuel et plus critique des journalistes ne trouve ses origines que dans les théories occidentales propagées à partir des années 1980. L’histoire et la tradition chinoises impriment en effet considérablement leurs marques sur les reconfigurations de la profession. Cet aspect, mentionné dans les deux ouvrages, est longuement étudié par Tong Jingrong.
Tout d’abord, l’image du lettré confucéen n’est pas sans influencer la représentation des journalistes dans la société chinoise. Ceux que l’on pourrait nommer les intellectuels de l’époque sont considérés comme des intermédiaires entre la population et le pouvoir. Ils doivent donc relayer les politiques des dirigeants auprès de la population mais aussi se faire les porte-parole des problèmes et des revendications du peuple auprès des puissants. Les journalistes, intellectuels publics ayant eux-aussi les moyens de jouer ce rôle de médiation, héritent du rôle de lettré et de l’image du pourfendeur des injustices, incarnée par des grands confucéens de l’histoire chinoise tels Bao Zheng et Hai Rui [5]. Ainsi, dans un pays où le système judiciaire est lacunaire et bien souvent manipulé par les puissants, le journalisme et plus particulièrement le journalisme d’investigation, est un recours largement utilisé par la population lorsqu’elle est confrontée à une situation d’injustice qu’elle n’arrive pas à résoudre. Pourtant, les lettrés, partie intégrante du système bureaucratique chinois, n’ont de fait jamais remis fondamentalement en cause le régime. Loin d’avoir un rôle subversif, ils ont tout au plus cherché à faire disparaître les abus afin de corriger et donc de consolider le pouvoir.
La conception que les Chinois se font du journalisme est par ailleurs liée à celle que les intellectuels réformistes comme Liang Qichao ont forgée à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ces derniers donnent forme à une profession qui vient d’apparaître en Chine, en mêlant éthique confucéenne et libéralisme. Ils impriment une touche bien spécifique aux idées occidentales de démocratie libérale, de liberté de la presse, de contrôle par les médias etc. Les journalistes doivent selon eux contribuer à renforcer la nation chinoise. Ils doivent tout d’abord guider et éclairer la population, mais également prendre la responsabilité de critiquer les dirigeants qui ne pratiqueraient pas une bonne gouvernance.
Ces deux éléments sont souvent cités dans les études sur les journalistes chinois. En revanche, une autre influence analysée par Tong Jingrong, est rarement mentionnée : celle de la tradition d’autocritique du parti communiste et le rôle clé que les journalistes peuvent jouer à cet égard. En 1945, la critique et l’autocritique sont inscrites dans la nouvelle constitution du Parti, « comme étant une excellente tradition du Parti Communiste, qui devrait être pratiquée et mise en œuvre de temps en temps pour garantir l’intégrité du Parti » [6] (Tong, p. 24). En 1950, le Parti publie un document intitulé « On the decision on practicing criticism and self-criticism in newspapers » (« Sur la décision de pratiquer la critique et l’autocritique dans les journaux ») dans lequel il proclame qu’il est nécessaire de : « critiquer et faire l’autocritique de tous les méfaits et actions néfastes du travail du Parti sur la population/les masses et le domaine public, et tout particulièrement sur les journaux [7] (Tong, p. 25). Le but de cette pratique est, une nouvelle fois, d’améliorer le Parti et donc de le renforcer. Même si dans les faits cette position n’a pas permis à la presse de pratiquer investigation et critique au temps de Mao Zedong, cette tradition influe sur les représentations que la population, les journalistes et certains dirigeants ont de la presse.
Les conceptions chinoises et celles de bon nombre de pays démocratiques occidentaux sont loin de s’opposer, mais elles présentent tout de même des différences, largement liées à l’histoire, la culture et la situation politique du pays. Tong Jingrong conclut ainsi cette analyse comparative : « En pratique donc, il serait irréaliste d’attendre du journalisme d’investigation chinois qu’il fonctionne comme un pouvoir contrôlant les autorités politiques en place, ou de le concevoir comme un potentiel pouvoir révolutionnaire qui faciliterait l’alternance des partis politiques, comme c’est le cas dans les sociétés démocratiques multipartistes. Le journalisme d’investigation est davantage en mesure de former un pont entre les gouvernés et les dirigeants et de s’appuyer sur le réformisme et le pouvoir de recommandation du journalisme afin d’œuvrer pour le développement social [8] » (Tong, p. 27).
Les évolutions des années 2000
Il est difficile de se prononcer sur les perspectives du journalisme d’investigation, alors que l’interprétation de la situation actuelle divise déjà les analystes. Ying Chan note dans l’introduction au livre de Bandurski que depuis 2003, et l’arrivée au pouvoir de l’équipe Hu-Wen, le journalisme d’investigation a perdu de son prestige. Bien que beaucoup de journaux régionaux aient créé des unités d’investigation, leur travail procéderait à une remise en cause moins générale des problèmes auxquels est confrontée la Chine. Les reporteurs aborderaient des sujets plus locaux et traiteraient essentiellement de questions moins sensibles selon elle, comme le commerce ou l’environnement. Qian Gang, ancien éditeur du journal progressiste Southern Weekend (Nanfang zhoumo), estime que depuis 2003, le Parti a finalement rendu impossible la pratique du « contrôle par les médias » et plus particulièrement la possibilité d’existence du journalisme d’investigation indépendant.
Tong Jingrong estime quant à elle que le journalisme d’investigation n’est peut-être pas aussi dynamique qu’au paroxysme de 2003, qui a vu éclater l’affaire du SARS et la mort en détention de l’étudiant Sun Zhigang [9], mais qu’il survit encore dans de nouveaux journaux, résistant aux pressions politiques et commerciales. Alors que les publicitaires, effrayés par les mesures punitives auxquels les journaux d’investigation s’exposent, auraient pris, au cours des années 2000, leurs distances avec cette pratique, les journalistes seraient, selon elle, plus audacieux qu’auparavant, ne se contentant plus de suivre les sujets choisis par les autorités. « Avant 2003, (…) les journalistes chinois enquêtent sur ce qu’on leur dit d’enquêter. Depuis 2003, cependant, les journalistes chinois lancent beaucoup d’investigations sur des sujets tabous et ce, au risque que ces enquêtes puissent s’inscrire à l’encontre de la volonté du Parti » (Tong, p. 52) [10]. L’attitude ambigüe des médias et du pouvoir complique les analyses. Le gouvernement continue de se prononcer en faveur d’un contrôle par les médias mais prend par ailleurs des mesures de restriction des libertés et n’hésite pas à punir sévèrement les investigations trop audacieuses. Il semble hésiter entre l’idée qui voudrait que le journalisme d’investigation permette de renforcer la légitimité du régime et la peur qu’il soit dangereux et menace l’harmonie sociale en brisant l’image d’une société prospère. Comment alors interpréter le discours du président Hu Jintao au XVIIème Congrès National du PCC, qui affirme que quatre droits fondamentaux devraient être garantis à la population : le droit d’information, et les droits de participation, d’expression et de supervision ? Tong Jingrong explique que les dirigeants voudraient tout simplement que la supervision par les médias soit maintenue mais qu’elle reste entièrement au service du Parti, en prenant garde de ne pas dépasser les limites qu’il lui a assignées. Il est ainsi inutile de rechercher le principe de fond guidant les politiques actuelles. Selon elle, le pragmatisme seul explique les revirements des décisions au sommet, qui lâche du lest ou resserre ses contrôles, selon les besoins du moment. Ainsi, en 2007, à la veille des J.O. de Pékin, le gouvernement veut se forger une image internationale plus respectée et légitime. Ils offrent alors tous les signes d’une libéralisation, sur laquelle il n’hésite pas à revenir lorsque les événements au Tibet éclatent quelques mois plus tard. L’année 2008 concentre les contradictions : censure accrue au sujet de ces émeutes et signes d’ouverture lors du séisme au Sichuan. Les possibilités offertes à la presse pour couvrir cette catastrophe suscitent bien des espoirs de changements. Mais les limites se révèlent rapidement avec l’interdiction de traiter de l’effondrement des écoles. Leurs bâtiments devaient pour beaucoup leur fragilité au détournement par les gouvernements locaux de l’argent destiné à leur construction.
Les autorités cherchent également à s’adapter au défi que représente l’apparition d’Internet. La censure est le premier moyen mis en œuvre pour limiter l’accès aux contenus subversifs. Cependant, elle ne permet pas un contrôle total et instantané de la toile. Entre le moment où un contenu est bloqué et le moment où il a été publié, certains internautes ont le temps de lire l’information et éventuellement de la diffuser sur d’autres sites. Avec l’entrée dans l’ère du « web 2.0 » les autorités reconnaissent qu’elles ne peuvent contrôler la société comme auparavant. Ayant pris acte de ce fait, elles semblent décidées à couvrir plus d’événements problématiques et plus rapidement. Lorsqu’elles ne peuvent dissimuler une actualité dérangeante, il est plus avantageux de la présenter dans une version arrangée par les autorités. Elles inondent alors les grands portails Internet de ces versions officielles qui donnent aux internautes l’illusion d’être informés et tempèrent, de ce fait, leur volonté d’aller sur d’autres sites. Quant aux discussions en ligne, le rôle des modérateurs est complété par celui des wu maoqian (50 centimes), ces internautes payés pour instiller les positions officielles dans les forums et autres chat.
Une partie de la population chinoise s’est en effet emparée de cet outil pour s’informer et s’exprimer au sujet de questions d’actualités parfois sensibles, ou révéler des injustices qui restaient impunies. Ying Chan parle de « journalisme citoyen ». Ce type de pratique se rapproche du journalisme d’investigation : de simples citoyens utilisent Internet pour divulguer des événements méconnus, pour faire entendre la voix des opprimés. Zhou Shuguang est l’un des premiers « journalistes citoyens ». Ayant choisi à l’origine le pseudo de Zola en pensant au joueur de foot italien, la référence à l’auteur français qu’il réclame désormais lui va plutôt bien. Ce jeune informaticien de formation, issu d’une famille modeste, a parcouru la Chine durant neuf mois pour rendre compte de la détresse des paysans et des travailleurs migrants. Il était suivi par plus de 20 000 lecteurs par jour. Il a également conduit des reportages sur le couple refusant de quitter sa maison à Chongqing – la fameuse affaire de la « maison-clou » [11]. Les médias traditionnels en avaient eux aussi parlé mais on peut lui attribuer le rayonnement national de cette histoire.
Tong Jingrong analyse de manière approfondie la relation entre Internet et le journalisme d’investigation. Pour que les affaires prennent une ampleur nationale voire internationale, Internet n’est pas suffisant selon elle. Il doit agir en synergie avec les médias traditionnels. Un des points faibles d’Internet est ainsi qu’il manque de crédibilité. Il faut donc que les informations qui y sont diffusées soient vérifiées et validées par des journalistes d’investigation. Internet, d’autre part, sert souvent de source d’informations aux journalistes. D’après Lu Hui, le directeur de l’équipe des journalistes d’investigations du Southern Metropolis Daily, en l’an 2000, 80% des rapports d’investigations du journal viendraient des informations et discussions en ligne. C’est par ailleurs un incroyable moyen de propagation qui a permis à certaines affaires d’attirer l’attention des dirigeants. En 2007 par exemple, le scandale des briqueteries du Shanxi, dans lesquelles des enfants étaient réduits en esclavage, éclate avec la publication d’un post dans le Dahe.net relayé sur Tianya, alors que les reportages des télévisions locales n’avaient pas réussi à s’imposer à l’échelle nationale.
L’activité de certains internautes témoigne de leur volonté de participer aux débats publics. Tong Jingrong parle de « citoyens actifs » : « la création d’un tel espace a prouvé que le public chinois est composé de citoyens actifs. Le public participe à la construction du discours public en tant que citoyen, luttant pour un espace d’expression dans les discours politiques et publics [12] ». Elle va même jusqu’à dire que « la relation entre les médias et le public n’est plus celle d’une relation entre masses et médias, et n’est plus simplement une relation entre l’audience et les médias, mais une relation entre médias et citoyens [13] » (Tong, p. 206). Ce dernier point ne fait pas l’unanimité, comme le montre une phrase de Lee Chinchuan, grand spécialiste des médias chinois, qu’elle cite elle-même un peu plus tôt : « Les médias chinois contemporains ‘n’ont pas traité leur audience comme des citoyens’, mais comme des masses politiques et des consommateurs économiques (Lee 2005) [14] » (Tong, p. 203). Ce qui est indéniable, c’est que les nouveaux médias ont constitué un espace de dialogue dans lequel le public peut s’exprimer. Cependant, il ne faut pas oublier que cet espace est soumis à la censure et que ce mode d’expression n’est accessible qu’aux personnes les mieux éduquées. Beaucoup d’internautes utilisent d’ailleurs la toile uniquement pour se divertir. L’activité du journalisme d’investigation n’est en outre pas si émancipatrice que ce que l’on pourrait croire. Elle a certes permis de nourrir un certain sens de la citoyenneté en poussant la population à faire preuve de son sens critique au sujet de questions d’ordre politique, mais, en continuant à s’inscrire dans une perspective pédagogique, elle limite, selon Tong Jingrong, l’expression politique du public en tant que citoyen. Les journalistes n’ont pas l’air de faire confiance à ses capacités. Ils semblent chercher à guider plus qu’à émanciper le lecteur et ne lui accorde pas la considération dont devrait jouir un citoyen.
Le journalisme d’investigation a donc permis une évolution de l’ensemble de la profession journalistique et des rapports entre le public, la presse et les autorités. Cependant, s’il a pu provoquer occasionnellement des changements d’ordre politique ou la résolution de certains conflits, il est loin de remettre en cause le régime : « en Chine, le journalisme d’investigation joue un rôle dual, à la fois arme du gouvernement et presse de surveillance se battant pour la liberté [15] » (Bandurski, p. 17). Selon, Li-Fung Cho, cette tension perpétuelle entre outil de propagande et de surveillance du gouvernement induit de fortes différences avec la situation occidentale et le modèle d’autonomie de la presse qui y prévaut : « Contrastant fortement avec l’idéal occidental des relations indépendantes voire antagonistes entre l’État et la presse, le système de la presse chinoise préconise une approche ‘constructive’. Dans la plupart des cas, les médias sont, au mieux, vus comme coopérant et collaborant avec le Parti-État à travers des buts communs tels la résistance à la corruption locale et aux abus de pouvoir. Les interactions entre la presse et l’État restent conflictuelles mais interdépendantes, par opposition à une confrontation de principe [16] » (Bandurski, p. 171).
En procédant à une étude détaillée de la situation du journalisme d’investigation en Chine, ces deux ouvrages évitent à la fois la tentation d’un culturalisme outrancier qui ferait de la Chine un pays tellement spécifique qu’il en deviendrait incomparable et l’écueil d’un comparatisme simpliste, mesurant implicitement les avancées de la situation chinoise à l’aune de critères occidentaux érigés en normes universelles. Ils présentent le travail de journalistes courageux, trop souvent occulté dans la vision d’une presse soumise à la censure d’un gouvernement autoritaire.
par Nolwenn Salmon [12-10-2011]
Aller plus loin
- Ouvrages universitaires analysant la situation des médias chinois :
ZHAO Yuezhi, Communication in China : political economy, power, and conflict, Lanham, Md., Rowman & Littlefield, 2008, et Media, Market, and Democracy in China : Between the Party Line and the Bottom Line, Urbana, Illinois, University of Illinois Press, 1998.- LEE Chin-Chuan, Power, Money, and Media : Communication Patterns and Bureaucratic Control in Cultural China, 1er éd, Evanston, Northwestern University Press, 2000.
- Sites de traduction et d’analyse de la presse chinoise :
China Media Project http://cmp.hku.hk/– China Digital Times, Berkeley China Internet Project http://chinadigitaltimes.net/ - Étude sur le fonctionnement de la censure en Chine : http://opennet.net/research/profile…
Pour citer cet article :
Nolwenn Salmon, « Être journaliste en Chine », La Vie des idées, 12 octobre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Etre-journaliste-en-Chine.html
-* GRANDS CYGNES | 02 décembre 2008 et Yue Minjun (illustration de l’article sélectionnée par DB)
Dans nos sociétés policées, l’on oublie parfois l’un des rôles les plus gratifiants de l’artiste : témoigner d’une époque, la tourner, la figer – pour mieux susciter notre curiosité, notre réflexion. Yue Minjun est de ceux-là. Ce célèbre peintre avant-gardiste chinois, né 1962, est l’une des figures de proue de la vague artistique ayant succédé aux manifestations estudiantines de la place Tienanmen en 1989.
Dans une Chine qui oscille entre tradition de philosophie bouddhiste (porteuse de sagesse) et occidentalisation des modes de vie (source d’angoisse), Yue Minjun choisit de faire du rire l’empreinte, l’emblème de ses représentations picturales. Comme si le rire servait déchappatoire, de catharsis à la peur du lendemain, de l’inconnu… Dans ses compositions de personnages hilares, le peintre se prend pour modèle, autoportrait seul ou démultiplié, dans une ambiance de couleurs acidulées et toujours marqué d’un rire décalé, exagéré, presque grotesque, fou.
Ce « réalisme cynique » ne procède pourtant pas d’une démarche insouciante. Yue Minjun s’appuie sur le thème loufoque du burlesque, pour exposer la facette sombre de la Chine. Ainsi s’inspire t-il directement de tableaux de l’art occidental, comme « L’Exécution de Maximilien », d’Edouard Manet pour mettre en scène les exactions lors des manifestations de 1989. L’on y voit des tireurs pointant leurs fusils vers des personnages se tordant de rire !? L’ensemble est tout simplement déconcertant.
Devant les tableaux de Yue Minjun, il est permis de s’interroger sur la réelle signification de ces rires figés. Mais c’est plus fort que soi, malgré le sérieux qui fonde le thème de ces toiles, le rire est communicatif. Même si souvent l’on a envie de rire… jaune. Clotilde
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