Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Les flâneurs et le visionnaire

Heine prend ses distances avec la politique politicienne et, comme le fera plus tard Walter Benjamin suivant en cela Baudelaire et Edgard Poe, il revendique le regard du flâneur, celui d’Aragon dans le paysan de Paris.  Ce flâneur qui n’a pas la courte vue partisane des politiciens croit voir s’annoncer « le règne des communistes »,  «  qui sera de courte durée mais une véritable tragédie…  elle émouvra et purifiera les cœurs », on songe bien sûr à la Commune de Paris et à la Semaine sanglante…

Le flâneur qui observe la foule anonyme lit l’avenir plus sûrement que tous les politiciens de comptoir même si « Les dernières affaires politiques pourraient dessiller les yeux à certains, mais l’aveuglement est bien trop agréable. » En effet, il est tellement agréable de se congratuler entre soi, d’aller sur les plateaux de télévision réciter des discours convenus même et surtout quand on joue les provocateurs. Dans la foule, Heine lit ce qui le hante et dont il ne sait s’il doit le craindre ou l’espérer : « Il ne s’agit plus de l’égalité des droits, mais d’égalité de jouissance sur cette terre (…) De plusieurs côtés, on entend dire que la guerre est un bon dérivatif à de tels ferments de destruction. Mais cela ne serait-il pas conjurer Satan par Belzébuth ? ».

Et ces sensations qui l’envahissent au spectacle de la foule jouisseuse culminent tout à coup quand il contemple l’obélisque de Louxor arraché à son contexte, violemment transplanté dans un contexte qui ne lui convient pas, “le bruit court qu’il vacille sur son socle”. Suit un long passage sur ces transplantations coloniales des conquêtes en Orient.

De là, de ces colonnes vacillantes dans un pays où tout ne cesse de vaciller il passe à la colonne Vendôme. « Est-elle bien fixée ? Je l’ignore, mais elle est sa place, en harmonie avec son environnement. Elle prend fidèlement racine dans le sol national et quiconque se repose sur elle a un appui solide. Tout à fait solide?  Non ici en France, rien ne tient tout à fait solidement. Une fois déjà, il est arrivé que la tempête arrache le chapiteau, l’homme de fer du chapiteau (2), du sommet de la colonne Vendôme, et dans le cas où les communistes accéderaient au pouvoir, il devrait se reproduire la même chose, à moins que la frénésie d’égalité radicale ne fasse s’effondrer la colonne elle-même et que ce monument et symbole de prétention ne disparaisse lui aussi de la surface terrestre: aucun homme et aucune œuvre humaine ne devront dépasser une mesure communale précise, et la sculpture comme la poésie épique seront menacées de ruine. ” A quoi bon un nouveau monument à la gloire d’ambitieux assassins des peuples ? “entendis-je quelqu’un s’écrier récemment lors du concours de projets pour le mausolée de l’empereur, “ cela coûte de l’argent au peuple qui se meurt, et nous le détruirons de toute façon le jour venu!

Quand on lit ces lignes l’histoire, ce qu’il est advenu se bouscule au portillon… Monsieur Thiers faisant revenir les cendres de l’Empereur sous Louis Philippe, l’Empire terminant la révolution de 1848 par un coup d’Etat, la guerre, la Commune de Paris et Courbet ministre de la culture poursuivi jusqu’à la mort par la haine des Versaillais, on se dit qu’il y a dans cette méthode non formulée à laquelle Heine nous invite pour dégager dans le marais d’une histoire sans issue quelques lignes forces, un aspect visionnaire qui tient tout entier à cette interrogation sur la relation entre la politique, l’art et la vie des peuples.

Lors de l’insurrection de la  Commune de Paris, le peintre Gustave Courbet adresse une pétition au gouvernement de la défense nationale le 14 septembre 1870, demandant « à déboulonner la colonne, ou qu’il veuille bien lui-même en prendre l’initiative, en chargeant de ce soin l’administration du Musée d’artillerie, et en faisant transporter les matériaux”. Il n’a en fait que l’intention de la faire reconstruire aux Invalides. La Commune de Paris au pouvoir le peuple ira plus loin:

« La Commune de Paris, considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité, décrète : article unique – La colonne Vendôme sera démolie. »

Le 16 mai 1871, la colonne est abattue, non sans difficulté. Les plaques de bronze sont récupérées.

Après la chute de la Commune, le nouveau président de la République, le maréchal de Mac-Mahon, un infâme crétin, décide en mai 1873, de faire reconstruire la Colonne Vendôme aux frais de Gustave Courbet (soit plus de 323 000 francs selon le devis établi). Gustave Courbet obtient de payer près de 10 000 francs par an pendant 33 ans, mais meurt avant d’avoir payé la première traite.

Et là, la flâneuse que je suis revois l’exposition sur Courbet au Grand Palais, je l’ai trouvé par parenthèse trop encombrée, Courbet a besoin d’espace. Il est contenu dans ce petit tableau que j’ai placé en illustration de l’article, Courbet saluant la mer à Palavas, la joie, la puissance et la liberté.  J’ai été émue aux larmes par la dernière salle, celle où le peintre, cette force de la nature, cet homme  superbe, est en prison, puis en sort, il est devenu obèse, ivrogne, acculé au désespoir par la haine des possédants qui ont prétendu lui faire payer la destruction de la colonne Vendôme. J’ai dans les yeux ces peintures de  la fin, ces poissons morts, ces fruits tavelés. Il ne contrôlait même plus sa production, il laissait signer par d’autres ses tableaux, il était anéanti mais il a eu encore la force de mourir avant d’avoir payé la première traite pour la destruction de la colonne Vendôme… Encore un vaincu…

Voilà pourquoi je vous ai invités dans ce blog à retrouver l’invite de Walter Benjamin “que les tombeaux s’ouvrent et que les vaincus en sortent” pour revendiquer une autre histoire, une autre compréhension du monde.

Je ne veux plus perdre mon temps dans des querelles dérisoires… Ce blog sera ce qu’il doit être et pas le dépotoir d’un monde qui doit mourir…

Danielle Bleitrach

(1) Bien sûr il s’agit de Lutèce, le noyau de Paris cher à Julien l’apostat (un de mes héros historiques un vaincu bien sûr), mais on ne peut s’empêcher de penser au Lutezia occupé par les armées nazies et les collaborateurs.
(2) L’ homme de fer du chapiteau: Napoléon dont la statue fut arrachée après sa défaite en 1814.

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