“la promesse messianique est une structure d’expérience possiblement universelle qui n’est pas rattachée à une forme de religion; C’est la conscience constamment présente que tout pourrait et devrait être autrement, que l’homme et non le louis d’or, serait doué de bon sens, et saurait ou plutôt pourrait encore trancher la question de savoir s’il y a la guerre ou la paix; Dans cette mesure, la promesse messianique (“une attente sans attente” dit Derrida) est inséparable de l’idée ou du sentiment de la justice.”
La revue Europe est toujours intéressante mais parfois elle l’est plus encore qu’à l’ordinaire. Il s’agit de la livraison d’août septembre consacrée à Marx et la culture. J’ai feuilleté un certain nombre d’articles dont je résumerai le propos en disant que la plupart décrivent un Karl Marx qui a une culture encyclopédique et dans le même temps comme on s’en doute un peu ne se contente pas d’être un rat de bibliothèque mais fréquente aussi le mouvement ouvrier. Mais il n’a pas à proprement parler produit une esthétique. Je reviendrais après les avoir travaillé sur bien des articles dont le survol m’a mise en appétit, mais je vous avouerai que je me suis jetée sur celui sur l’économie poétiquede Heine et de Marx, article de Hans-Georg Pott (100-110)
L’auteur se lance “Dans le repérage d’une économie”poètique” chez Heine et Marx, dans son impact réthotico-poètique, dont le potentiel de critique idéologique ne fait pas de doute, se manifeste comment faits et fictions s’interpénètrent, ce qui est objectivement justifié, puisque la poèsie et l’argent ont un rapport tout à fait refracté à la réalité et travaillent avec l’apparence et la formation d’illusions. Cela deviendra particulièrement clair avec l’exemple du capital boursier.”
Ce que l’auteur veut nous montrer est non seulement qu’il y a chez Marx et Heine qui sont des amis, une manière commune de travailler leur style mais rien de gratuit, d’ornemental là dans la recherche du percutant, ce sont des “témoignages producteurs d’effets”. Ainsi en 1822, Dans ses Lettres de Berlin, le jeune Heine écrit: “Le marchand a dans le monde entier la même religion. Son comptoir est son église, son bureau, son prie-Dieu, son registre comptable est sa bible, son entrepôt est son saint des saints, la cloche de la Bourse est son angelus, son or est son dieu, le crédit est sa foi”.
On peut ainsi muliplier les références qui chez Heine transposent l’économie dans l’ordre du religieux, mais on retrouve la même alchimie chez Marx et la métaphore exprime déjà le concept, ou comment partir d’une foule de données, de faits, pour aboutir à une critique rammassée dans une expression qui s’impose à la pensée, l’oblige à reconstruire une autre totalité: le capital comme religion.
Hans Georg Pott explique que Marx et Heine théologisent le capitalisme et l’économie pour mieux transformer l’histoire du monde en histoire du salut par la lutte des classes. Walter Benjamin par parenthèse va jusqu’au bout de cette vision messianique laïcisée. Mais Heine n’est pas mal non plus dans ses proclamations. Dans Lutèce dont je vous ai parlé il annonce : “Le second acte sera […] la révolution mondiale, le gigantesque combat singulier entre les dépossédés et l’aristocratie de la propriété, et là il ne sera question ni de nationalité ni de religion: il n’y aura qu’Une patrie, la terre, et qu’Une foi(!), le bonheur terrestre”.
On se dit que tous ces juifs, Heine, Marx, Benjamin, Bloch et même Einstein qui n’est pas si loin dans sa vision de l’unité mondiale, sont vraiment hantés par le rêve messianique et portent en eux la contradiction qui les incite à passer de l’économie, passion théologique de l’or à son contraire le salut de l’humanité grâce aux dépossédés, la négation de la négation … Mais il faut encore que cette théorie abandonne la religiosité de l’or, celle du Capital, pour atteindre un autre universel, celui de la conscience de la justice. En fait, ils ont tous dû faire le chemin de l’athéisme d’un Spinoza.
Le seul ennui c’est que la négation de la négation concrétement n’est pas un lit de roses. Il est vrai que là encore le fait d’être juif ça aide parce que le messianisme est aussi une invite à l’apocalypse. Heine pense “Il règne sur l’avenir une odeur de cuir de Russie, de sang, d’impiété et de déluge de coups. Je conseille à nos petits-enfants de venir au monde avec une peau bien épaisse sur le dos”.
heine avait un certain don de prémonition, il écrivit entre autres: « Ne riez pas à ces avertissements, quoiqu’ils vous viennent d’un rêveur qui vous invite à vous défier de kantistes, de fichtéens, de philosophes de la nature ; ne riez pas du poète fantasque qui attend dans le monde des faits la même révolution qui s’est opérée dans le domaine de l’esprit. La pensée précède l’action comme l’éclair le tonnerre (…) On exécutera en Allemagne un drame auprès duquel la Révolution française ne sera qu’une innocente idylle. Il est vrai qu’aujourd’hui tout est calme, et si vous voyez çà et là quelques Allemands gesticuler un peu vivement, ne coyez pas que ce soient les acteurs qui seront un jour chargés de la représentation. Ce ne sont que des roquets qui courent dans l’arène vide, aboyant et échangeant quelques coups de dents avant l’heure où doit entrer la troupe de gladiateurs qui combattront à mort. »
Le capitalisme est une religion et le messianisme ne peut se réaliser qu’en débusquant l’illusion religieuse, les croyances en ce fétiche.
La rencontre avec un philosophe dans un asile d’aliéné et la dette
Cette opération a besoin de l’ironie, Hans-Georg Pott fait référence aux carnets de voyage (1827-1829), en particulier la rencontre de Heine avec un philosophe dans un asile d’aliéné “qui, avec des coups d’oeil à la dérobée et une voix chuchotante, m’a donné nombre d’éclaircissements importants sur l’origine du mal. Comme pas mal de ses autres collègues, il était aussi d’avis qu’il fallait, ce faisant, poser une hypothèse historique. En ce qui me concerne, j’inclinais aussi à une telle hypothèse, et je rapportais le mal fondamental du monde au fait que le bon Dieu n’avait pas créé assez d’argent.”
Heine développe une fable théologique où Dieu est obligé d’emprunter de l’argent au Diable et lui hypothéquer la création entière vu qu’il était à court de liquidités. Comme l’un est créditeur et l’autre débiteur il sont parfois obligés de s’entendre et Dieu va jusqu’à lui confier quelques ministères. Résultat pour aboutir à sauver le monde, ils sont obligés de mettre au service de cette fin les moyens les plus vils. On s’y croirait…
Cette fable est en fait la description ironique de l’un des asiles d’aliénés du monde qu’est l’Angleterre.Après avoir remarqué que toutes les institutions anglaises sont précédées du nom du roi:the king’s army,the king’s navy, etc, il n’y a jamais eu de king’s debt, elle est la seule institution à qui l’on accorde à la nation l’honneur d’avoir quelque chose bien à elle…
“Le plus grand des maux est la dette. Elle a certes pour effet que l’Etat anglais subsiste et que mêmes ses pires diables ne viennent pas à bout de lui; mais elle a aussi pour effet que toute l’Angleterre est devenue un immense bagne, où le peuple est obligé de travailler jour et nuit afin de nourrir ses créanciers, que l’Angleterre devient vieille et grise à force de soucis et de paiements, et qu’elle est sevrée de toute gaité juvénile, que l’Angleterre, comme cela arrive d’ordinaire aux gens fortement endettés, est accablée par la résignation la plus morne et ne sait comment se tirer d’affaire- bien que 900.000 carabines et un nombre égal de sabres et de baïonnettes soient entreposés dans la Tour de Londres.
Je vous conseille de lire la suite de cet article si réjouissant et d’une actualité frappante puisqu’il s’agit de la Bourse et cette fois des moeurs françaises où un banquier, premier ministre “a rabaissé la France pour faire monter le cours de la Bourse”… La Bourse tel l’oracle de Delphes ne signale pas des développements effectifs mais des espoirs et des attentes, et les spéculateurs sont comme des grenouilles annonçant la pluie ou le beau temps suivant qu’ils montent ou qu’ils descendent.
Et Heine continue durant tout un chapitre. L’anglais fait la distinction entre Debt (dette d’argent) et guilt (dette morale) Mais Heine joue sur la polysémie du mot allemand Schuld: “les dettes, tout comme l’amour de la patrie, la religion, l’honneur, etc…, font certes partie des qualités éminentes de l’homme- car les animaux n’ont pas de dettes- mais elles sont aussi une torture tout à fait éminente de l’humanité; et de même qu’elles mènent l’individu à sa perte, de même elles entraînent aussi la ruine de générations entières, et elles semblent remplacer l’antique fatum dans les tragédies nationales de notre temps.”
Karl Marx, nous explique l’auteur de ce brillant article, s’est complètement nourri du trait d’esprit heinéen dans le premier livre du Capital. “La dette d’Etat dit Marx marque de son estampille l’ère capitaliste: La seule partie de la soi-disant richesse nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes”Et nous retrouvons le même déplacement théologique dans le Capital: “Le crédit public voilà le credo du capital. Aussi le manque de foi en la dette publique vient-il, dès l’incubation de celle-ci, prendre la place du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnable.”
Ainsi conçu le capitalisme serait l’accomplissement de la religion chtétienne, son état de salut, tel que Heine l’a déjà prévu dans Lutèce, “un troupeau humain uniformisé par la tonte et les bêlements”
Marx pour démonter l’illusion donne dans le roman gothique: les marchandises sont des fantômes de la force humaine, elles viennent au monde comme des enfants normaux et bien portant, en ayant une valeur d’usage mais sous leur forme argent la marchandise est “aveuglante et énigmatique”, “Une marchandise semble être au premier regard une chose triviale et évidente; Son analyse révèle au contraire que c’est une chose très retorse, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques”. ou encore ” Malgré ses dehors collet monté, la toile a reconnu en lui (l’habit) une âme soeur pleine de valeur (…) Son être-valeur apparaît dans son égalité avec l’habit comme la nature moutonnière du chrétien dans son égalité avec l’agneau de Dieu.”
Marx ne se contente pas de dénoncer le fétichisme, l’illusion religieuse du capitalisme, il annonce la plus value, la baisse tendancielle du profit… Sans pour autant oublier que tout le culte fétichiste du capitalisme transforme l’être humain, le travailleur exploité comme l’exploiteur, leur subjectivité: “les personnes n’existent les unes pour les autres que comme représentantes de marchandises”, comme masques économiques de caractère. Fétiche, illusion, fantômes par lesquels est masqué le travail humain pour mieux devenir objet d’adoration, croyance en une magie, les esprits sont captés dans et par une chose qui telle la dette pèse de plus en plus lourd sur la vie de ces aliénés que nous sommes. La politique n’étant que la voix d’outre-raison, de cette région nébuleuse ou le religieux et l’économique s’interpénêtrent et nous imposent le fatum tragique devant lequel nous nous prosternons.
Et l’auteur de l’article termine avec Derrida qui a attiré l’attention sur la manière dont l’exégèse de la marchandise, le religieux informe aussi, avec le messianique et l’eschatologique (…) cet esprit du marxisme émancipateur dont nous réaffirmons ici l’injonction, si secrète ou contradictoire qu’elle paraisse….” Ce n’est pas l’utopie. Ce que ne cessent de répéter Heine, Benjamin et Marx est que “la promesse messianique est une structure d’expérience possiblement universelle qui n’est pas rattachée à une forme de religion; C’est la conscience constamment présente que tout pourrait et devrait être autrement, que l’homme et non le louis d’or, serait doué de bon sens, et saurait ou plutôt pourrait encore trancher la question de savoir s’il y a la guerre ou la paix; Dans cette mesure, la ptomesse messianique (“une attente sans attente” dit Derrida) est inséparable de l’idée ou du sentiment de la justice.”
C’est quand j’ai l’impression que disparaît définitivement cette conscience que l’on peut qualifier de messianique ou tout simplement de l’idée que les choses pourraient et devraient être autrement que le désespoir m’envahit. Mais quand je suis désespérée un bon livre suffit parfois à me rendre la vie plus belle: il n’est pas possible que tous ces gens aient parlé pour ne pas être entendus. Si mes contemporains me paraissent accablés, tristes et gris, c’est à cause de la Dette…
Danielle Bleitrach
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