Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le cinéma de Kubrick OU/ET LE CHAOS par D. Bleitrach

Il y a un terme en allemand qui caractérise assez bien les défauts de mon mode de penser : schwärmerei, une sorte d’exaltation naturelle dont la traduction pourait être cet aphorisme: “ils sentent avec la tête et ils pensent avec le coeur”(1). Une forme stérile de désir de croire qui détourne de la raison face à ses semblables mais qui est aussi le revers de la raison des Lumières telle que l’a dénoncé La dialectique de la raison dans la montée du nazisme.mais en revanche cette tare dont je suis bien consciente rencontre son garde-fou dans le fait que n’ayant que des identités nationales, religieuses ou tout autre, assez distandues je suis spontanément plus à la recherche de la vérité que d’une confirmation quelconque de la véracité de ce vers quoi ce mode de pensée me pousse. La douceur de l’illusion  n’est bien sûr le plus souvent que la tentative d’adhésion à un groupe électif dont j’attends de l’amour et le modèle en fut longtemps le parti communiste. Je m’en écartais paradoxalement quand ses dirigeants prétendirent remettre en cause les principes sur lesquels s’était fondée ma longue adhésion. Il en fut ainsi et sans doute en sera-t-il ainsi jusqu’à la fin de tous mes engagements, je ne puis m’empêcher d’éprouver mais d’une manière de plus en plus fugace cette étrange exaltation naturelle mais l’absence d’ancrage initial encore accentué par l’abandon de l’appartenance au parti communiste produit aussitôt l’antidote et ce qui apparaît alors peut être caractérisé par un autre terme allemand der Eigensinn que l’on peut traduire en français par l’intransigeance, en italien par l’obstination mais qui en allemand est nuancé en quelque chose comme “je produis mon propre sens”. Je crois qu’il y a aujourd’hui dans la mélancolie de certaines créations contemporaine quelque chose de cette dialectique de l’époque que recèle cette relation entre enthousiasme pour l’illusion et raison, ou la conscience de la nécessité de l’utopie et la crainte de ce qu’elle engendre.

Cette introduction n’a pas pour but de vous faire pénétrer dans les méandres de mon entendement mais dans celui de Kubrick. Sans doute l’appartenance juive et plus précisemment au judaïsme européen est-il pour quelque chose dans ce mode de pensée dans lequel prédomine à la fois un intérêt pour le chaos, l’état de guerre permanent entre les êtres humains et une sorte de dérisoire sympathie pour leurs vains efforts. Il faut avoir beaucoup cru, avoir beaucoup combattu pour en être là… 2000 ans dans l’art de survivre crée sans doute de veritables effets de sélection naturelle chez les individus, une espèce de sensibilité épidermique de l’animal traqué assortie comme chez Woody Allen d’une solide vitalité de chiendent. L’humour étant la manifestation de cette mélancolique désespérance sur fond de passion pour la vie et de l’engagement. Après la longue course que furent mes 73 ans de vie débutant par la traque nazie et se terminant en apothéose par l’effondrement bloc après bloc de tout ce à quoi j’avais pu croire, j’en suis là.

Hier j’ai vu l’ultime razzia, un des premiers films de Kubrick, c’était la première fois que je découvrais ce policier qui peut paraître d’une facture assez traditionnelle. La présence de Sterling Hayden, le héros du merveilleux Johnny Guitar de Nicolas Ray et de quand la ville dort de John Huston forçait l’interprétation ou plutôt cette schwärmerei, cette entrée exaltée dans un film. Elle empreint de sa coloration toutes mes premières visions et si je ne l’éprouve  je sors au bout d’une demi-heure.  Pour dépasser cette exaltation de l’illusion j’ai souvent besoin de deux ou trois séances où je revois le film-coup de foudre pour me déprendre. Là donc il y a eu la présence de ce héros de Nicolas Ray et de Huston et la volonté de Kubrick de suivre Huston dans ses errances nocturnes. Il y a eu Sterling Hayden comme quelques jours auparavant dans les sentiers de la gloire il y avait eu Kirk Douglas, le héros de Spartakus dans les tranchées de la guerre de 1914-18, l’adversaire résolu du maccarthysme. Et comme pour insister sur la parenté entre les deux films dans L’Ultime razzia, je retrouvais cette caméra qui tassait les personnages, les transformait en insectes. Tout le générique décrivant un hippodrome s’interdit de voir le ciel comme pour empêcher tout échappatoir, la même manière dont Kubrick rendait compte de l’enfermement des tranchées. Mais le plus fascinant de cette description du braquage d’un hippodrome minutieusement préparé est le rythme  inusité de la narration et de la voix off qui suit   chaque action, soit en flash-back (retour en arrière) soit en flash forwards (informations sur le futur dans le présent) qui témoigne de la perfection de la machine du hold up et annonce le dysfonctionnement de celle-ci parce que les êtres humains sont ce qu’ils sont. Le spectateur comme souvent chez Kubrick, apparement tenu dans un mécanisme implacable, perd peu à peu pied parce qu’il faut bien compter avec l’avidité et la connerie humaine, le véritable moteur de toutes les catastrophes. Et c’est là, dans un genre convenu du polar, que l’écriture de Kubrick ou plutôt  sa calligraphie dans un film  partie d’échec à tous les sens du terme puisque tout tourne toujours mal.

Oui mais le jeu d’échec dit bien ce que Kubrick -comme d’ailleurs Woody Allen- veut dire “Chez moi la folie est toujours très contrôlée” et c’est dans ce contrôle par le witz, le mot d’esprit que l’influence juive celle de l’Europe centrale se fait le mieux sentir, comme quand il dit et cela donne le docteur Fol Amour : “Dieu est mort mais la bombe demeure“.

On pourrait croire à la misanthropie et plus encore à la misogynie de Kubrick tant il met de hargne à filmer l’immonde mémère et son petit chien qui vont être les instruments du destin. L’ignoble petit chien qui échappe à sa maîtresse et  fait tomber la valise au milieu des bagages en libérant un tournoiement de billets de banque du hold up et le dernier acte d’un massacre, celui de tous les protagonistes du hold up à cause de l’imbécile cupidité d’une autre femme. Pourtant il y a là aussi un jeu de masques quand tuée à son tour la femme cupide s’effondre elle geint n’avoir connu rien d’autre que son époux minable, la carastrophe globale assortie du caractère minable des affects intimes. Dans les sentiers de la gloire, la troupe de soldats brisés par l’imbécilité de l’Etat major, par l’horreur là encore de la machine militaire qui ne peut que faire sortir ce que l’être humain a de pire, donc cette troupe, cette chair à canon,  épuisée va repartir au combat. Une sorte de théâtre aux armées improvisé pousse devant ces hommes une jeune femme allemande prisonnière, on s’attend au pire, à un viol collectif dans la logique du massacre, des hommes fusillés pour l’exemple et la jeune femme effrayée  commence à chanter d’une voix enfantine, les hommes dont les larmes coulent sur les joues reprennent en choeur. Les masques sont tombés et pourtant Kubrick excelle dans l’art de transformer les visages en masque grotesque de la stupidité. Toujours la même dialectique entre le désespoir devant ce que sont les êtres humains et une vague tendresse pour la dérision de ce dans quoi ils se débattent…

J’en suis là.. et je vomis ce que la politique est devenue une ultime razzia…

Le cas Kubrick est le fantasme des cinéphiles, l’homme apparaissait secret toujours occupé à quelque projet dément, retranché dans sa solitude, enfoui sous des monceaux d’archives et utilisant une lentille de camera de la Nasa pour rendre l’éclat des visages peints en blanc avec des tâches rouges sous la lumière des bougies au XVIII e siècle dans Barry Lindon comme il a obtenu le concours des techniciens de la dite NASA pour filmer l’espace en 2001.

L’art de Kubrick est aussi utilisation du documentaire pour que la fiction hurle sa vérité. Je pense à certaines images du docteur Fol amour, l’avion menant son obstinée mission dont rien ne peut le détourner et qui consiste en pleine guerre froide à aller larguer une bombe atomique sur Moscou tout en sachant que la réaction qui s’en suivra sera une explosion thermonucléaire qui engendrera la fin de l’humanité et qu’il n’y a aucun moyen de l’arrêter… On se souvient de la scène finale avec la bombe bloquée et le pilote fou de conscience professionnelle et patriotique la détache et tombe avec elle en hurlant sa joie comme un cow boy de rodeo. Mais ce que l’on connait moins si l’on a pas vu le film de Leni Riefenstahl, le triomphe de la volonté(1) c’est à quel point dans l’espèce de ballet pornographique entre le bombardier et son avion ravitailleur,  Kubrick est obsédé par le nazisme au point d’en singer le film de propagande par excellence comme un échange obscène avec Hiroshima.  Ce n’est pas un hasard s’il a acquis quelques mètres de pellicules anciennes pour créer l’identité entre certains plans du docteur fol amour, dénonçant la guerre froide, avec des reportages sur la deuxième guerre mondiale, une référence aussi claire que Peter Seller en docteur fol amour, nazi recruté par les Etats-Unis dont le bras artificiel ne peut s’empêcher de faire le salut hitlérien. Toujours l’échange entre la machine et l’homme déshumanisé lui même machine détraquée. Comme dans Orange mécanique où la bande de sadiques violeurs déguisés en clowns burlesques chantent “Chantons sous la pluie (Singin’ in the Rain)” le symbole même du charme hollywoodien.


C’est sans doute ce que je recherche dans le cinéma, tous ces télescopages, toutes ces correspondances entre l’Histoire et la sensation, une manière de tenter de renoncer avec un minimum de douleur à ce mode de pensée qui a si longtemps gouverné ma vie:”ils sentent avec la tête et ils pensent avec le coeur”. Parfois je me sens par rapport à l’utopie communiste comme cet homme à la cervelle d’or qui en proie à l’amour avide donna tant qu’à la fin il ne ramenait plus que des rognures de sang et d’or… Vers où que je me tourne il ne reste plus qu’une caricature et les individus pris dans cette nostalgie se délitent entre abandon et haine qu’ils confondent avec ce que fût la lutte de celui qui mourut “sans haine pour le peuple allemand”… Alors je vais panser dans une salle obscure les blessures de l’époque.

Est-ce encore un hasard si je suis fascinée par une certaine esthétique des formes simples, il suffit de les contempler un instant pour en faire le tour et en garder le souvenir, c’est vrai de Kubrick mais aussi de fritz Lang sur lequel je travaille. Le volume et l’architecture simple est comme le masque qui est entrée dans une dialectique avec le visage sensible de l’acteur, en fait ce qui est posé c’est la complexité de la symbolisation, ce moment dit de l’entendement, de la dialectique entre le sujet et l’objet entre l’extérieur et l’intérieur. C’est le moment du doute, celui d’une réalité sensible et celui de la perception. C’est-à-dire ce moment de la reconnaissance de l’Autre dans soi. Comprendre, chercher la vérité dans le chaos et découvrir le chaos comme vérité de l’humanité, accepter cette évidence et continuer à espérer.

J’en suis là…
Ce soir je vais voir Barry Lindon et Le Baiser du tueur… Cela me donnera la force de continuer devant le chaos que devient l’Histoire des être humains… 

Danielle Bleitrach

(1)la notion de Schwärmerei  apparaît comme un fil directeur dans l’oeuvre de Kant sans jamais avoir été résolue conceptuellement. Véritable point aveugle dans la réflexion kantienne, il s’agit d’une notion intraduisible, qui désigne à la fois l’exaltation et l’illuminisme, et qui peut être définie comme raison négative ou raison délirante en tant qu’elle entretient une relation anti-paradigmatique avec la rationalité kantienne. La relation ambigüe de Kant à la Schwärmerei révèle l’importance de celle-ci comme Aufhebung de la raison dialectique

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