Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Lénine vu par Bertrand Russel ou l’intellectuel et le génie politique communiste

Il faudrait que j’explique plus longuement que ce que je pourrais le faire ce que l’on peut entendre par génie politique. Fidel Castro orfèvre en la matière prétendait que le génie politique était plus fréquent que tout autre type, il naît disait-il du mouvement révolutionnaire comme d’ailleurs des tas de cadres que l’histoire révèle à eux-mêmes. Dans une Révolution apparaissent une masse de gens qui s’avèrent avoir des compétences dans ce qui était jusque là le domaine réservé d’une élite, le génie politique participe de cela.

En reprenant Machiavel, je dirais que ce “génie politique” se caractérise par l’art non seulement de viser au but, mais un but que personne n’aperçoit et de convaincre les autres de l’existence de ce but invisible. C’est une condition nécessaire de toute révolution que cette projection sur le devenir… Il se développe donc dans une transformation de l’ordre des choses existant et à l’inverse du démagogue est progressiste, s’appuie sur des exigences populaires qui vont dans ce sens.

Convaincre ? Il ne s’agit pas seulement des qualités oratoires comme le démagogue, au contraire la voix de Fidel n’était pas celle d’un tribun… Non c’est tout autre chose, il y a une sorte de pédagogie réciproque entre le dirigeant et les masses. Comme l’a très bien vu Gramsci, lui aussi grand lecteur de Machiavel,”le prince” c’est le parti quand la révolution est communiste… Et là je voudrais revenir sur une question que me posait un camarade dans ce blog “tu n’es pas une ouvrière, tu es une universitaire, pourquoi te crois-tu plus apte à parler au nom de la classe ouvrière?” Ecartons tout de suite ce qui me concerne, je ne suis pas une dirigeante et je pourrais expliquer néanmoins les qualités et les défauts de ma propre position mais cela n’aurait pas grand intérêt. Revenons sur l’idée de l’intellectuel, ni Marx, ni Lénine, ni Fidel, ni Mao, ni bien d’autres n’étaient des ouvriers. Mais la position de classe c’est autre chose… dans le texte que j’ai écris ici sur Lénine, Trotski et Boukharine, je montre la différence entre Boukharine, Trotski, qui sont restés des “intellectuels” pour le meilleur et pour le pire; ils tiennent à leurs idées, à la propriété intellectuelle, s’y identifient et regroupent autour d’elles des partisans, des disciples plus que des militants, d’où le fractionnisme, les luttes de couloir… ce qu’illustre leur attitude sur la question des syndicats, alors que Lénine est “désincarné”, il n’est plus que la tâche révolutionnaire à accomplir, son rapport au réel est différent et il important de comprendre comment et pourquoi… relisez le texte c’est frappant… Trotski, et Fidel l’a dit dans son interview à Ignace Ramonet, est un “intellectuel”… On a pris ça pour un compliment, surtout que dans le même temps il dit que Staline est un “conspirateur,” mais en disant cela, Fidel ne choisit pas Trotski comme certains l’ont cru peut-être Ignacio Ramonet lui-même qui dans cette partie de l’interview (que Fidel n’a pas eu le temps de corriger), ne comprend pas grand chose à la relation de Fidel à l’URSS. Fidel ne fait que répéter le jugement de Lénine sur le fait que “Trotski n’est pas des nôtres et Staline est brutal”… (en s’appuyant pour Fidel sur l’unique reproche d’avoir inutilement épuré l’armée). Ces questions on le sait ont nourri dès leur rencontre un débat théorique passionné entre Fidel (plutôt enclin à accepter la désalinisation) et le Che (qui lui avait des sympathies pro-chinoises).

Parce que Fidel n’ignore rien de ce qui fait les grands dirigeants, les “génies” politiques, ceux qui savent voir ce que personne ne voit et réussissent à en convaincre les autres… j’ai hésité à publier ce texte de Bertrand Russel, sur sa rencontre avec Lénine et la manière dont il en éprouve une sainte trouille qui lui fait dire heureusement il existe des pays capitalistes où me réfugier, ce communisme-là est une église… Ce qui à l’époque est encore une vision originale. J’ai pensé que 70% minimum des lecteurs, y compris dans le PC éprouveraient le recul de Russel, voudraient garder leur “libre-arbitre” alors que Russel, lui, a avec beaucoup de perspicacité découvert la manière dont un intellectuel de sa caste était devenu le prolétariat russe… une force matérielle… L’appréciation sur la nécessité du léninisme, sur le maintien ou non du libre arbitre, du choix social-démocrate dépend pour une large part des conditions objectives et celles-ci sont en train d’évoluer très rapidement même si les consciences ont du retard.

Mais revenons-en à la manière dont certains individus se montrent l’interprète de ce mûrissement qui est aussi le nôtre et que beaucoup de militants communistes à leur manière éprouvent. C’est comme si le centre de gravité de ces génies politiques s’était déplacé, non seulement de leur ego vers le prolétariat mais celui-ci devient classe hégémonique et alors incarne l’humanité dans son devenir et se nourrit de tout ce qu’ils ne cessent d’apprendre… parce qu’il y a une dimension quasi maladive chez eux, travailler, toujours travailler, rien d’autre ne les intéresse que ça et s’ils ne peuvent pas travailler je crois qu’ils en meurent comme les génies artistes, scientifiques, intellectuels. Mais l’essentiel de ce qui bloque la compréhension de Russel c’est qu’il cherche la clé, la voie d’une compréhension individuelle contre la compréhension sociale qui est celle de Lénine le marxiste. Il est vrai que renoncer à ce point de vue individuel est peut-être la chose la plus difficile qui soit pour un intellectuel comme pour la grande majorité des couches moyennes, mais ce point de vue individuel est totalement inopérant d’un point de vue révolutionnaire, il faut en passer par cette transmutation, cette pierre philosophale de l’action politique, collective consciente et c’est là que Lénine, Fidel, Mao restent des gens épris, boulimiques de savoir et pourtant ils sont devenus autres et peut jouer cette pédagogie réciproque.

Il reste chez Bertrand Russel et ceux qui tentent cette compréhension par l’individu quelque chose qui demeure ancré sur la propriété privée, un peu comme la paysannerie, les conditions du développement d’une alliance sont indispensables mais la projection sur le devenir est malaisée, les divisions toujours là… ce n’est pas de l’ordre du mal, de la traîtrise, et souvent cela produit un excès d’idéalisme, de soif de transcendance… ce qui renforce les aspects quelquefois réactionnaires, romantiques et aveuglés par le retour vers le passé comme Proudhon. Mais il est évident que Lénine et ses semblables sont passés dans un autre rapport à la réalité et que le matérialisme historique a une tout autre signification et qu’ils ont besoin d’un parti pleinement prolétarien et lié aux masses autant qu’au développement des forces productives.

Extrait de LENINE, TROTSKY ET GORKY

Lequel est extrait de La pratique et la théorie du Bolchévisme par Bertrand Russel.

Peu après mon arrivée à Moscou j’ai eu une conversation d’une heure avec Lénine en anglais, qu’il parle assez bien. Un interprète était présent, mais ses services furent rarement requis. Le bureau de Lénine est très dépouillé ; il contient un grand bureau, quelques cartes sur les murs, deux bibliothèques, une chaise confortable pour les visiteurs et deux ou trois chaises ordinaires de plus. Il est évident qu’il n’a aucun amour pour le luxe ni même pour le confort. Il est très amical et apparemment simple, sans la moindre trace de dédain.

Si on le rencontrait sans savoir qui il est, on ne pourrait se douter qu’il possède un tel pouvoir ou même qu’il est quelqu’un d’important. Je n’ai jamais rencontré de personnage aussi dépourvu de suffisance. Il regarde ses visiteurs très attentivement et plisse un œil, ce qui donne l’impression d’augmenter, de façon inquiétante, le pouvoir pénétrant de l’autre. Il rit beaucoup ; d’abord son rire paraît simplement amical et gai, mais progressivement j’en suis venu à le sentir plutôt sinistre. Il est dictatorial, calme, incapable de crainte, extraordinairement exempt d’arrivisme, une théorie incarnée. La conception matérialiste de l’Histoire est, semble-t-il, son élément vital. Il ressemble à un professeur dans son désir de faire comprendre cette théorie et dans sa fureur envers ceux qui ne la comprennent pas ou ne la partagent pas ; de même que, dans son amour de l’explication, j’ai eu l’impression qu’il détestait bien des gens et qu’il était un aristocrate intellectuel. […]

Quand je suggérai que les changements possibles en Angleterre pouvaient être réalisés sans effusion de sang, il rejeta ma suggestion comme invraisemblable. J’ai eu l’impression d’un manque de connaissances ou d’imagination concernant la Grande-Bretagne. En effet la tendance entière du marxisme s’oppose à l’imagination psychologique, puisqu’il attribue tout, dans la politique, aux causes purement matérielles.

Je lui demandai ensuite s’il pensait possible d’établir solidement et totalement le communisme dans un pays à si grande majorité de paysans. Il admit que c’était difficile et a ri sur l’échange de nourriture contre du papier que le paysan est contraint de faire ; l’inutilité du papier russe lui a semblée comique. Mais il m’a dit – ce qui est sans doute vrai – que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes quand il y aurait des marchandises à offrir aux paysans. Pour cela il pense en partie à l’électrification dans l’industrie qui, dit-il, est une nécessité technique en Russie, mais prendra dix ans pour être terminée. Il a parlé avec enthousiasme, comme tous le font, du grand plan pour produire de l’électricité au moyen de la tourbe. Bien sûr, il comptait sur la levée du blocus comme le seul remède radical ; mais il n’était pas très optimiste sur son achèvement total ou permanent autrement que par des révolutions dans d’autres pays. La paix entre la Russie bolchevique et les pays capitalistes, a-t-il dit, sera toujours précaire. L’Entente pourrait être amenée à conclure la paix en raison de la lassitude et de ses dissensions internes, mais il demeurait convaincu que la paix serait de courte durée. J’ai trouvé en lui, comme dans presque tous les leaders communistes, beaucoup moins d’ardeur pour la paix et la levée du blocus que dans notre délégation. Il croit que rien d’important ne peut être réalisé sans la révolution mondiale et l’abolition du capitalisme ; je présume qu’il a considéré la reprise de commerce avec des pays capitalistes comme un simple palliatif d’un intérêt douteux.

Il décrivit la tension entre paysans riches et paysans pauvres et la propagande du gouvernement adressée à ces derniers contre les premiers qui conduisait à des actes de violence qu’il semblait trouver amusants. Il parla comme si la dictature à l’égard du paysan devait continuer longtemps, en raison de l’attirance du paysan pour le libre-échange. Il dit qu’il connaissait des statistiques (ce que je peux croire) disant que les paysans ont eu plus de nourriture ces deux dernières années qu’ils n’en avaient jamais eu. « Et pourtant ils sont contre nous, » a-t-il ajouté un peu amer. Je lui demandai sa réponse aux critiques selon lesquelles, dans son pays, il n’avait instauré que la propriété paysanne, et non le communisme ; il répondit que ce n’était pas tout à fait la vérité, mais ne précisa pas ce qu’était la vérité.

La dernière question que je lui posai était si la reprise du commerce avec les pays capitalistes, si elle avait lieu, ne créerait pas des centres d’influence capitaliste, et ne rendrait pas la préservation du communisme plus difficile. Il me semblait que les communistes les plus ardents pourraient bien redouter les relations commerciales avec le monde extérieur, comme conduisant à une infiltration d’hérésie, et rendant le maintien du système en place presque impossible. Je voulais savoir s’il avait un tel sentiment. Il admit que le commerce créerait des difficultés, mais estima qu’elles seraient inférieures à celles de la guerre. Il rappela que, deux ans auparavant, ni lui ni ses camarades ne pensaient pouvoir survivre à l’hostilité du monde. Il attribue leur survie aux jalousies et aux intérêts divergents des différents pays capitalistes, ainsi qu’à la puissance de la propagande bolchevique. Les Allemands, dit-il, avaient ri lorsque les bolcheviques prétendirent lutter contre les armes avec des tracts, mais l’Histoire avait prouvé que les tracts étaient tout aussi puissants. Je ne pense pas qu’il reconnaisse que les partis Travailliste et Socialiste ont eu un rôle quelconque en la matière. Il ne semble pas conscient de ce que l’attitude du Parti Travailliste Britannique a fait beaucoup pour empêcher une guerre de grande ampleur contre la Russie, puisqu’il n’a laissé au gouvernement que la possibilité d’actions clandestines, qui puissent être niées sans mensonge trop flagrant.

Je pense que si je l’avais rencontré sans savoir qui il était, je n’aurais pas deviné qu’il était un grand homme ; il m’a frappé comme étant trop opiniâtre et étroitement orthodoxe. Sa force vient, je pense, de son honnêteté, son courage, sa foi inébranlable – foi religieuse dans l’évangile marxiste, qui remplace l’espérance du paradis des martyrs chrétiens, sauf qu’elle est moins égoïste. Il a aussi peu d’amour de la liberté que les chrétiens qui souffrirent sous Dioclétien, et ripostèrent quand ils acquirent le pouvoir. Peut-être que l’amour de la liberté est incompatible avec la croyance de tout cœur dans une panacée pour tous les maux de l’humanité. Si oui, je ne peux que me réjouir de la colère sceptique du monde occidental.

J’étais communiste en arrivant en Russie ; mais le contact avec ceux qui ne connaissent pas le doute a intensifié considérablement mes propres doutes, non quant au communisme en soi mais dans la sagesse de s’en tenir à une croyance si fermement que, pour elle, des hommes sont prêts à infliger la misère généralisée.

Source : The Virginia Skeptic

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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